“La France n’a pas pris la mesure de l’ampleur du racisme et des discriminations qui la traversent.” C’est le constat du sociologue, chercheur au CNRS, Julien Talpin. Dans L’épreuve de la discrimination (Presses universitaires de France, 2021), il a étudié avec six co-auteurs pendant près de six années les conséquences du déni des discriminations dans les quartiers populaires. Cette vaste enquête composée de 245 témoignages a été menée dans neuf quartiers populaires en France (Vaulx-en-Velin, Roubaix, Lormont …) et à l’étranger (Londres, Los Angeles et Montréal). Pour le chercheur, les conséquences des discriminations sur les habitants des quartiers populaires sont réelles et multiples et trop souvent ignorées des politiques. Or elles influent de manière négative sur de nombreux aspects. Quel peut être le rôle des élus locaux? Le projet de loi visant à conforter le respect des principes républicains, dont le volet social n’apparaît plus dans la version finale du texte, peut-il tout de même apporter des solutions? Julien Talpin analyse la situation pour la Gazette.
Existe-t-il un déni français des discriminations et une sous-estimation du phénomène ?
Il y a une sorte de transformation au fil du temps. On est passé d’un déni des discriminations à une minimisation de leurs conséquences et à un faible investissement public pour lutter contre. Le décalage est important entre l’ampleur des problèmes et les moyens consacrés. On a longtemps nié les discriminations ethno raciales en les limitant à des discriminations territoriales. Je ne dirai pas qu’aujourd’hui il y a une sous estimation du phénomène car pléthore d’enquêtes en sciences sociales les démontrent et de nombreux diagnostics de politique de la ville ont été financés. Un certain nombre d’enquêtes soulignent aussi qu’elles se cumulent plutôt que de s’annuler. Progressivement, à partir des années 90-2000 il y a eu une reconnaissance de ces discriminations avec l’émergence tâtonnante d’une action publique. Mais ce déni perdure par le peu de moyens et de services dédiés qui lui sont consacrés. Et les pouvoirs publics n’ont pas encore bien analysé les conséquences de ces discriminations.
Le prisme qui a été beaucoup celui de la prévention française des discriminations autour de la notion de victimisation n’incite pas à regarder les conséquences que cela a véritablement sur la vie des gens car les gens ne veulent pas “se victimiser”. Dans une ville comme la métropole européenne de Lille de 1,1 million d’habitants, le plan de lutte contre les discriminations voté en 2018 a été doté de seulement 100 000€ alors que la MEL a un budget annuel de 2 milliards d’euros. Mais le déni est aussi lié à la manière dont on appréhende ces discriminations. Pendant longtemps on a nié leur existence. Aujourd’hui, on reconnaît qu’elles existent mais elles seraient toujours liées à des comportements individuels isolés. C’est un cadrage très français. C’est la figure de la brebis galeuse avec un déni de la dimension institutionnelle, de la discrimination indirecte pourtant reconnue en droit français.
Quelles sont les principales conséquences des discriminations sur les habitants des quartiers populaires ?
Il y a des conséquences importantes sur les trajectoires et les perspectives d’ascension sociale car les discriminations se déploient dans les domaines scolaire et professionnel. Et c’est d’autant plus violent qu’il y a une vraie aspiration, notamment de la part des parents. Il y a aussi des conséquences résidentielles. Beaucoup de personnes se trouvent assignées à résidence par des pratiques discriminatoires dans l’attribution des logements sociaux ou dans l’accès à la propriété. Et il y a enfin des conséquences plus subjectives sur la santé mentale de personnes qui incorporent ces formes de violence que constituent les discriminations.
Observez-vous une différence entre l’échelon national et l’échelon local?
Il est important de faire ce distinguo. Il y a au niveau local des expériences plus poussées au regard de la diversité des collectivités. A Roubaix par exemple, on a observé une sorte d’âge d’or de la lutte contre les discriminations au début des années 2000 notamment poussé par l’Union européenne avec le programme Equal. A cette époque-là, il y avait un service dédié, du personnel, un budget conséquent. Il existe un certain nombre de territoires où il y a eu un volontarisme anti discriminatoire réel. Villeurbanne a été et continue à être un espace d’expérimentations. Pour réunir les conditions d’une action anti discriminatoire ambitieuse à l’échelle locale, il faut des fonctionnaires formés et investis sur la question à l’intérieur de la collectivité. Néanmoins, cela reste compliqué. Il y a souvent plus de volontarisme dans les collectivités de gauche mais ce n’est pas suffisant. Et la politique de la ville n’est pas une grande réussite. Dans les contrats de ville, un diagnostic de lutte contre les discriminations doit être fait mais cette obligation n’a pas donné grand chose et la mise en œuvre laisse à désirer. Les villes seules peinent à récolter beaucoup de moyens pour s’investir sur cette question.
Quel est le rôle des élus locaux justement?
Leur rôle peut être ambivalent : parfois les élus locaux apparaissent comme des adversaires des collectifs qui se mobilisent dans les quartiers. Mais ils peuvent aussi être, par leur volontarisme, ceux qui vont impulser un changement en termes de politique publique. C’est par exemple le cas de la maire de Vaulx-en-Velin, Hélène Geoffroy. Les élus peuvent pour cela s’appuyer sur la société civile et le monde associatif à l’encontre duquel la défiance est moins vive. Par ailleurs, je crois beaucoup aux pratiques de l’aller vers. Car si l’enjeu est d’atténuer la colère dans les quartiers alors il ne faut pas attendre que les gens se mobilisent. Il faut prendre les devants en allant à la recherche des victimes potentielles pour recueillir d’éventuelles paroles discriminatoires voire les déconstruire. J’ajoute enfin qu’il y a une sorte de routine de l’action publique anti-discriminatoire qui consiste à réaliser des diagnostics pour savoir s’il y a bien des discriminations sur un territoire. Or globalement, on sait qu’elles existent. Les élus ne doivent donc pas se restreindre à cela.
De son côté, le gouvernement tente de s’emparer du sujet. Pensez-vous que le projet de loi séparatisme aurait pu être l’occasion d’aborder ce thème?
J’ai observé un décalage entre le discours des Mureaux d’Emmanuel Macron en octobre 2020 et le texte de loi présenté au parlement. Dans ce discours, il y avait une volonté de faire du « en même temps » et d’avoir un projet de loi équilibré entre le sécuritaire et le social axé sur l’égalité des chances et la lutte contre les discriminations. Beaucoup de commentateurs ont souligné le déséquilibre entre les deux. Il n’y a quasiment aucune mesure dans le projet de loi de l’exécutif pour lutter contre les discriminations. Alors que très clairement les phénomènes de repli sur soi (religieux, communautaire…) dans les quartiers populaires sont souvent le fruit de l’expérience des discriminations qui sont en partie subies. Le concept de séparatisme ne décrit pas très bien le problème car il présente un phénomène qui est subi par la très grande majorité des habitants comme quelque chose de proactif. Or, ce caractère proactif dans les quartiers populaires est minoritaire. Il est éventuellement l’œuvre des salafistes qui sont une minorité dans ces villes. En analysant mal la nature du phénomène, les réponses qu’on lui apporte ne sont pas adaptées. Si l’objectif était le brassage social alors la lutte contre les discriminations aurait dû être placée au centre de l’agenda politique. D’autant plus que notre enquête met en lumière une très grande aspiration à la mixité sociale dans les quartiers populaires.
Il a aussi été question il y a quelques mois de la mise en place d’une plateforme anti-discriminations…
D’un côté il y a un sentiment d’éternel recommencement. Car il a déjà existé quelque chose d’assez proche avec le 114, créé au moment du gouvernement Jospin. Il s’agissait d’une ligne téléphonique pour recueillir témoignages et orienter le cas échéant vers des recours juridiques si besoin. Cela a pas mal marché puis ça s’est bureaucratisé et ça n’a pas permis de répondre réellement au problème.
Je pense que c’est probablement un outil utile mais pas suffisant. Utile parce qu’on note une véritable difficulté d’accès au droit. Avec cette plateforme on note quand même un effort de communication et une volonté de donner de la visibilité à cet espace là et cela peut contribuer au recours au droit.
Néanmoins ce n’est probablement pas suffisant. Un autre élément qui se dégage de notre enquête est que l’une des raisons du non recours c’est la très forte défiance des habitants des quartiers populaires à l’égard des institutions. Si l’objectif est de développer l’accès au droit, il ne se massifiera qu’à la condition de jouer aussi sur cette variable.
Les discriminations sont-elles davantage invisibilisées en France qu’à l’étranger ?
Oui, c’est tout particulièrement le cas pour les discriminations ethno raciales. Il y a une spécificité et une histoire française d’invisibilisation de cette question-là. C’est un débat qui anime fortement les sciences sociales. Quand on compare avec l’étranger on est frappé par le fait que le langage des personnes interviewées soit assez différent. En France il y a un malaise avec ces questions. Quand bien même il y a des catégories différentes et une plus ou moins grande facilité à évoquer ces expériences de part et d’autre de l’Atlantique en particulier, on voit que les histoires ne sont pas si différentes que cela. Ce qui permet de comprendre pourquoi des choses qui se passent aux Etats-Unis résonnent avec ce que vivent les gens en France. On ne peut pas comprendre l’ampleur des mobilisations de juin dernier après la mort de Georges Floyd sans faire le parallèle. Cela résonne. Cette injonction à l’incompatibilité entre la France et les Etats-Unis très forte dans les discours publics et les médias dit quelque chose de ce que les individus vivent.
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Sommaire du dossier
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