Instances méconnues du grand public où s’est longtemps élaborée l’action publique locale sans véritable contrôle citoyen, les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) se démocratisent progressivement. En 2014, les conseils communautaires ont été élus au suffrage universel direct, avec fléchage. Une première en France. Pour autant, cette évolution du mode de scrutin a-t-elle permis aux intercommunalités de gagner en visibilité ?
Auteurs de « Une invitée discrète : l’intercommunalité dans les élections municipales de 2014 » avec seize autres universitaires, Rémy Le Saout et Sébastien Vignon répondent par l’affirmative : « S’ils n’ont pas occupé une place centrale, les enjeux intercommunaux ont été plus présents dans les discours des candidats que lors des élections 2008. » Pour autant, le second ne tarde pas à nuancer.
Une Ă©volution institutionnelle loin d’ĂŞtre rĂ©volutionnaire
« Les progrès se font à la marge, les campagnes électorales se font encore autour de problématiques locales, sur des sujets d’hyper-proximité », précise-t-il. « Tant que l’accès aux postes de conseillers communautaires se fera à partir des élections municipales, les candidats seront incités à constamment re-municipaliser les enjeux intercommunaux et à ne surtout pas rendre plus visibles le rôle fondamental des EPCI. »
Pour expliquer la difficultĂ© des Ă©lus intercommunaux Ă apparaĂ®tre comme des acteurs politiques majeurs du territoire aux yeux du grand public, ce maĂ®tre de confĂ©rences en science politique Ă l’universitĂ© d’Amiens formule une hypothèse : ce nouveau mode de scrutin très opaque pour les non-initiĂ©s et peu mĂ©diatisĂ© est-il rĂ©ellement Ă mĂŞme de rendre les conseils communautaires plus transparents ?
« Seules quelques intercommunalitĂ©s ont pris en charge la communication autour des modifications des règles Ă©lectorales, Ă travers des spots didactiques et minimalistes » corrobore son confrère de l’universitĂ© de Nantes, RĂ©my Le Saout. Et pour cause : seul compromis trouvĂ© avec les reprĂ©sentants des Ă©lus municipaux (lire l’encadrĂ©), l’élection au suffrage universel direct avec flĂ©chage reprĂ©sente davantage une Ă©volution institutionnelle qu’une rĂ©volution politique.
Leur enquête le démontre : les municipales de 2014 n’ont pas été synonyme de grand soir au niveau local. « Nous n’avons, par exemple, pas observé de changements dans le profil sociologique des exécutifs intercommunaux. Les élus jusqu’ici les mieux dotés – c’est-à -dire les hommes cumulant plusieurs mandats et titulaires d’un certain pedigree politique – continuent d’occuper les fonctions stratégiques », a notamment pu observer Sébastien Vignon.
Si les chercheurs voient le verre à moitié vide, l’Assemblée des communautés de France (AdCF) qui a participé à l’édition de cet ouvrage avec l’Association des directeurs généraux des communautés de France (ADGCF), privilégie pour sa part le verre à moitié plein.
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Politisation
« Le scrutin fléché reste probablement insuffisant, des corrections devront être apportées, mais c’est la porte ouverte à l’amélioration démocratique des EPCI », témoigne Charles-Eric Lemaignen, président de l’AdCF. Son délégué général, Nicolas Portier, se félicite pour sa part que « 85% des Français ont pu élire directement leurs conseillers communautaires en 2014. »
De quoi apporter un semblant de légitimité démocratique à des instances communautaires évacuant jusqu’ici tout clivage politique. Et se bornant, de surcroît, à nouer des compromis entre élus municipaux désireux de mettre en œuvre des politiques publiques à une échelle plus pertinente.
Entre 2013 et 2015, les groupes politiques se sont ainsi multipliés par deux au sein des conseils communautaires. Mieux encore : le mot « politique » ne représenterait plus un gros mot.
« Les intercommunalitĂ©s Ă©taient jusqu’ici des syndicats d’exĂ©cutifs faisant de la pure gestion. Aujourd’hui, leur fonctionnement tend Ă ressembler Ă celui d’un conseil municipal. La recherche du consensus continue de primer, du fait que les oppositions ne soient pas seulement politiques mais Ă©galement gĂ©ographiques ou financières, mais l’état d’esprit a changé », veut croire Charles-Eric Lemaignen, prĂ©sident de la communautĂ© d’agglomĂ©ration OrlĂ©ans-Val de Loire.
Seule voix dissonante du cĂ´tĂ© des praticiens : les DG d’intercommunalitĂ©s. Bien qu’une Ă©lection au suffrage universel sans flĂ©chage risque de leur Ă´ter leur rĂ´le de conseillers officieux co-construisant avec les Ă©lus les projets de territoires, pour faire d’eux Ă l’avenir de simples techniciens appliquant Ă la lettre le programme des Ă©lus, ils demandent majoritairement de rendre le scrutin plus direct. Objectif : clarifier les rĂ´les dans le couple communes/intercommunalitĂ©s.
Supprimer le flĂ©chage… ou promouvoir la participation citoyenne
Une revendication (lire notre encadrĂ©) qui n’est pas pour dĂ©plaire, dans le fond, au prĂ©sident de l’AdCF, lui-mĂŞme ancien DGS. « Notre relation avec les communes ressemble aujourd’hui Ă celle qu’entretient la France avec l’Union europĂ©enne. Une fois que les Ă©lus municipaux se sont appropriĂ©s les rĂ©alisations positives de l’EPCI, ils l’accablent pour son aspect technocratique… »
Ce saut en avant serait d’autant plus urgent, selon l’ADGCF, que les citoyens s’aperçoivent de plus en plus que le conseil municipal n’a pas toujours son mot Ă dire sur les services proposĂ©s par l’intercommunalitĂ©. « La dissociation entre les espaces de reprĂ©sentation politique et de dĂ©libĂ©ration, situĂ©s au niveau communal, et les vĂ©ritables lieux de dĂ©cision de l’action publique nous interpellent fortement », fait valoir le prĂ©sident de ce rĂ©seau, Pascal Fortoul.
Cela dit, « lĂ oĂą elle existe dĂ©jĂ , dans les mairies aussi bien que dans les conseils dĂ©partementaux, la dĂ©mocratie reprĂ©sentative a dĂ©jĂ montrĂ© toutes ses limites. Aussi bien sur l’association des citoyens Ă l’action publique que sur le contrĂ´le des Ă©lus… Ne soyons donc pas aveuglĂ©s par la mise en Ĺ“uvre du suffrage universel direct dans les EPCI », estime RĂ©my Le Saout.
« Est-ce que l’absence de suffrage universel direct avec flĂ©chage nourrit le dĂ©senchantement des citoyens voire alimente le vote extrĂŞme ? Il faudrait sĂ©rieusement se poser la question. En attendant d’y remĂ©dier, innovons dès aujourd’hui en matière de participation citoyenne », propose Pascal Fortoul, de l’ADGCF. Une vĂ©ritable alternative selon lui, Ă l’heure oĂą la dĂ©mocratie participative reste bien souvent noyautĂ©e par les reprĂ©sentants de la dĂ©mocratie reprĂ©sentative.
Démocratisation des intercommunalités = mort des communes ?
Pour autoriser en 2014 l’Ă©lection simultanĂ©e des reprĂ©sentants dans les communes et les EPCI, il a fallu tout d’abord rassurer les Ă©lus municipaux ! Un compromis a finalement Ă©tĂ© trouvĂ© autour du suffrage universel direct avec flĂ©chage, vu par tous comme une avancĂ©e dĂ©mocratique garantissant nĂ©anmoins que les intercommunalitĂ©s restent subordonnĂ©es aux mairies.
L’ouvrage de Rémy Le Saout et Sébastien Vignon devrait donc ravir l’Association des maires de France (AMF) : la modification des règles électorales n’a pas permis aux intercommunalités de ravir le leadership aux communes dans les débats politiques locaux. Seuls des enjeux de proximité et non des projets de territoire autour des bassins de vie ont été discutés au cours de la campagne 2014.
A entendre les tenants de la cause communale, l’objectif « numéro un » de la réforme territoriale préparée par le gouvernement serait en effet de faire des intercommunalités le nouvel échelon de base de la République. Il faut reconnaître que la loi NOTRe actuellement en débat met les pieds dans le plat : la démocratisation des EPCI, cumulée à leur prochain agrandissement, pourrait bien finir par marginaliser les municipalités.
Un chantier repoussé aux calendes grecques
Sans attendre l’évaluation de ce nouveau mode de scrutin promise pour la fin 2014 par la loi Maptam mais qui tarde toujours à paraître, les députés se sont prononcés en première lecture pour une réforme radicale, supprimant ce fameux fléchage. Une disposition soutenue par la ministre de la Décentralisation, Marylise Lebranchu.
Sans surprises, cette proposition a suscitĂ© l’ire de l’AMF, de Villes de France, de GĂ©rard Larcher et, fort logiquement, du SĂ©nat qui a fini par mettre son veto. Si bien qu’aujourd’hui, les dĂ©fenseurs de l’intercommunalitĂ© eux-mĂŞmes lèvent le pied. Pour prĂ©server les chances d’un accord en commission mixte paritaire, la commission des Lois de l’AssemblĂ©e nationale a choisi de ne pas restaurer la crĂ©ation du suffrage universel direct sans flĂ©chage.
« Le flĂ©chage a reprĂ©sentĂ© une Ă©tape indispensable dans l’optique de rĂ©former le bloc local. Laissons dĂ©sormais du temps au temps, objectivons le dĂ©bat puis discutons du fond. La question est inĂ©luctable, alors ne nous laissons pas polluer par des positions dogmatiques en faisant de cet enjeu un dĂ©bat de politique politicienne », estime Charles-Eric Lemaignen, prĂ©sident de l’AdCF.
Le patron des DG d’intercommunalités, Pascal Fortoul, en convient également : « le fléchage est une étape modeste, à laquelle nous avons souscrit en ayant bien conscience que cela ne pouvait être une finalité. L’étape qui reste à franchir est autrement plus difficile que celle qui vient d’être franchie. Il y a néanmoins, aujourd’hui, d’autres sujets prioritaires : dotations de l’Etat, mutualisations, émergence des communes nouvelles, etc. »
Références
Ouvrage de 320 pages, coordonné par Rémy Le Saout et Sébastien Vignon. Paru aux éditions Berger-Levrault en juin 2015