Il est rarissime qu’une enquête journalistique déclenche la mise en place d’une commission d’enquête sénatoriale. C’est le tour de force qu’a réussi Vincent Jauvert avec son livre « Les intouchables d’Etat, bienvenue en Macronie » (Editions Robert Laffont, 2018).
Un best-seller bourré de révélations sur le pouvoir d’influence des grands corps de l’Ecole nationale d’administration (ENA), de l’inspection générale des finances au Conseil d’Etat en passant par la Cour des comptes. Une super-élite qui a toujours trusté les postes les plus en vue dans les bureaux parisiens. Mais, fait nouveau, depuis les privatisations des années 1980 et la mondialisation des années 1990, elle multiplie les allers-retours entre la direction de l’Etat, les groupes du CAC 40 et les cabinets d’avocats d’affaire. Des mouvements devenus la norme au sommet de la pyramide politique, comme l’illustrent les CV d’Emmanuel Macron et, surtout, d’Edouard Philippe.
Le pouvoir entend d’ailleurs encourager ces allers et retours. Le projet de loi sur « la liberté de choisir son avenir professionnel » prend en compte l’expérience privée dans le déroulement des carrières publiques sur une période maximale de cinq ans. Dans sa version votée par l’Assemblée, il ouvre largement à la concurrence des cadres du privé les postes les plus en vue dans l’administration.
La métaphore du spoutnik
Un facteur de dynamisme pour le Gouvernement, là où la commission d’enquête sénatoriale a plutôt tendance à voir une confusion des genres. L’instance goûte particulièrement le propos de l’ancien ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement : « Nul besoin de diriger un groupe privé pour exercer efficacement une compétence attribuée par l’Etat dans la haute administration. »
Et le coauteur, voici un peu plus d’un demi-siècle d’un fameux pamphlet sur « L’énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise », de dénoncer aussi les mouvements dans l’autre sens. « Pourquoi l’Etat consacrerait-il beaucoup de moyens à former le gratin de l’élite pour que, quelques années plus tard, ces personnes soient happées par des rémunérations parfois dix à vingt fois supérieures à ce qu’un haut fonctionnaire gagne dans le public ? » s’interroge-t-il.
L’accès direct aux grands corps à la sortie de l’ENA suscite maintes réserves chez les sénateurs. Certains d’entre eux souhaitent que l’école nationale d’administration devienne une école d’application ouverte aux fonctionnaires qui auraient déjà fait leurs preuves. Leur matrice : l’école supérieure de guerre. En attendant cette hypothétique réforme, les énarques des grands corps « commencent leur carrière très jeune à un niveau très élevé et occupent très rapidement de hautes responsabilités », constate l’historien Hervé Joly. A quarante ans, les cracks de l’inspection générale des finances atteignent déjà le top-management de la direction du trésor. Une fois franchi cet Everest, ils n’ont plus qu’à aller faire fortune dans le privé.
Figure centrale de ce microcosme, l’ancien secrétaire général de l’Elysée Jean-Pierre Jouyet qualifie d’ailleurs lui-même les grands corps de l’ENA de « spoutnik » : il suffit d’y entrer pour être propulsé dans les hautes sphères ! Résultat : un tiers des grands groupes du CAC 40 sont dirigés par des hauts-fonctionnaires d’origine. Une exception française. « La haute administration américaine ne part pas dans le privé », rappelle la politologue Marie-Anne Cohendet.
La controverse de la pantoufle
Dans l’hexagone, le conseiller d’Etat Laurent Vallée peut bien passer du secrétariat général du Gouvernement au cabinet d’avocats d’affaire Clifford Chance avant de revenir dans l’administration centrale comme directeur des affaires civiles et du Sceau du ministère de la Justice… Secrétaire général de Canal +, il prend ensuite le poste très prisé de secrétaire général du Conseil constitutionnel avant de mieux repartir dans le privé, cette fois chez Carrefour.
Autant de « rétro-pantouflages » qui constituent un angle mort de la commission de déontologie de la fonction publique. Une instance chargée de mettre la pédale douce aux nominations entachées de conflits d’intérêts. Noyautée par les grands corps et privée de moyens substantiels, elle suscite l’ironie des sénateurs. « La commission est bonne mère. Le nombre de refus se compte sur la moitié d’une main », se gausse Pierre-Yves Collombat (Divers gauche). Pour les sénateurs, point de doute : la commission de déontologie doit céder le pas à la haute autorité pour la transparence de la vie publique.
Grand adepte des postes dans le privé, le patron énarque de la Fédération française des sociétés d’assurance Bernard Spitz juge que « chaque cas est particulier ». « Attention aux mots, en particulier “pantouflage” qui a une connotation péjorative », met-il en garde. Mais le sénateur Collombat de le reprendre aussitôt : « Le terme vient de l’Ecole Polytechnique. Soit on restait dans l’armée, soit on pantouflait. » « On passait des bottes aux pantoufles, contre-attaque Bernard Spitz. Ce serait alors une désertion. C’est totalement inexact ! »
Un échange musclé destiné à se prolonger. La commission d’enquête ne va en effet pas se gêner pour interroger d’autres éminents adeptes du « pantouflage ». Ses conclusions sont attendues au début de l’automne.
L’Inspection générale des finances en prend pour son grade
A l’origine, voici une dizaine d’années, d’un livre-enquête sur l’Inspection générale des finances (« Les intouchables » chez Albin Michel), la rédactrice en chef de Challenges Ghislaine Ottenheimer ne mâche pas ses mots. A propos du banquier du Crédit Agricole l’IGF Xavier Musca, anciennement secrétaire général de l’Elysée, elle dit : « Il se réjouissait du fait que la Ve République était comme une dictature romaine. Ce sont les sachants, qui dictent la politique sur les sujets importants. Songez qu’il y a trois inspecteurs des finances au cabinet de monsieur Darmanin, deux au cabinet de monsieur Le Maire et un chez madame Buzyn. Il y en a à l’Élysée, à Matignon, bref, ils supervisent le respect de la doxa à tous les niveaux. » Lui aussi entendu par la commission d’enquête sénatoriale, son collègue de Mediapart Laurent Mauduit parle de « tyrannie de la pensée unique qui s’emboîte avec la doxa de Bruxelles ».
La rigueur ne vaut cependant pas toujours pour tout le monde, à en croire l’ancien patron de la Caisse des Dépôts Augustin de Romanet, aujourd’hui PDG d’Aéroport de Paris. « Vous savez, notre État a une tradition de mensonge sur les rémunérations, témoigne-t-il devant la commission d’enquête sénatoriale. À la direction du budget (NDLR : en 1986), lorsque j’ai traité mon premier questionnaire parlementaire, mon chef m’a conseillé de minorer fortement la réponse à la question portant sur les primes des hauts fonctionnaires ! »
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Sommaire du dossier
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- Le Sénat, une machine de guerre contre « l’ultra-centralisation »
- Le Sénat contre la noblesse d’Etat
- La commune, pilier du palais du Luxembourg
- Non-cumul au Sénat : certains partent, beaucoup restent
- Hervé Maurey : « Le non-cumul coupe les sénateurs des citoyens »
- « L’intercommunalité est en train de devenir un machin, comme l’Europe »
- Gérard Larcher : « On ne touche à la Constitution que d’une main tremblante »
- Le Sénat vole au secours des petites communes
- Haute fonction publique : le Sénat s’attaque à la crème de l’ENA
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