« Un monde sans droit ? » C’est avec ce titre provocateur, comme il le reconnaît, que Stéphane Braconnier signe un essai aux Editions de l’Aube, paru en mars. Davantage habitué à la rédaction de manuels descriptifs du droit public de l’économie, matière qu’il enseigne depuis 2007 à l’université Paris-Panthéon-Assas, le professeur agrégé se montre ici plus critique envers la règle de droit et ceux qui la font. « Je suis arrivé à un moment de ma carrière où j’ai envie de coucher sur le papier un certain nombre de mes réflexions nourries par mes différentes expériences professionnelles : professeur, élu local et président de l’une des plus grandes universités françaises », confie-t-il.
Au cours des quelque 130 pages de l’essai, le professeur analyse les rapports que la société française entretient avec le droit. « Jusqu’à une époque assez récente, le droit avait cette capacité à s’imposer, et la société ne questionnait pas son acceptabilité. Or, la fragilisation et la contestation de la norme sont aujourd’hui telles qu’elles imposent un regard nouveau sur la manière dont la société l’intègre », écrit-il. De ce constat, Stéphane Braconnier prône l’urgence de ne pas réserver la connaissance du droit aux seuls juristes. Les élus locaux ne sont pas épargnés non plus par cette crise du droit. La formation des édiles est un axe majeur à développer davantage, même si, pour le professeur, la complexification croissante des normes ralentit ce processus et accentue la crise du droit. Et de la complexification du droit à l’inflation normative, il n’y a qu’un pas, franchi beaucoup trop souvent, selon l’essayiste.
Quel rapport entretiennent les Français avec la règle de droit ?
Il existe un paradoxe, en France : nous sommes dans un pays où la culture juridique est l’une des plus fortes, celui de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, de la codification, le berceau du droit civil et, aujourd’hui, l’Etat où le droit est l’un des plus contestés d’Europe. Cette contestation est notamment expliquée par la perte de la légitimité qu’ont les Français envers leurs élus. Car, dès lors que l’Etat et les gouvernants ont perdu en crédibilité et en incarnation, la règle n’est plus considérée comme juste.
Cette crise de la légitimité politique a été longtemps réservée à la sphère nationale mais, désormais, elle atteint aussi le monde local, là où, hier, le maire était encore l’icône démocratique. Cet élargissement de la crise envers les élus locaux révèle sa profondeur. On l’observe, hélas, avec les violences commises récemment envers les maires. C’est très inquiétant.
Parallèlement, la France, qui était une société où le droit est, par tradition, plus collectif, connaît une montée de l’individualisme, ce qui remet inévitablement en cause notre contrat social. En effet, lorsque l’approche collective est dévoyée, voire ignorée, la revendication de droits, nombreux, prend le dessus, l’existence de devoirs est minorée, voire contestée, et, in fine, les règles établies sont rejetées. L’exemple type est celui des « antivaccins », qui refusaient, durant la crise sanitaire, qu’on leur impose l’injection d’une dose, considérant que cela n’avait pas d’intérêt pour eux. Ils opposaient donc leur conscience individuelle, leur « droit » à ne pas être vacciné, à l’intérêt collectif.
Quelle réponse doit être apportée à cette crise ?
Ce dont a besoin la société française, c’est d’un processus de consensus. Elle peut l’obtenir grâce à l’acculturation au droit. C’est ce que j’essaie de démontrer dans mon essai. C’est aussi un paradoxe de la société française : être très attachée au droit mais ne pas le connaître. Il faut dire que le droit n’est que très peu enseigné, il ne fait donc pas partie de la culture générale des Français. Or, pourquoi l’être humain civilisé, éduqué, respecte-t-il le droit et s’y soumet ? Cela ne relève assurément pas de l’inné, ni même d’un impératif moral. Fondamentalement, chacun le fait car il comprend et accepte que cette soumission à la règle de droit soit la condition essentielle d’une société démocratique.
Il est vrai que les élus ont parfois une conception de la norme à géométrie variable : tantôt rigoureuse et tantôt distanciée. Par exemple, les élus locaux vont avoir une vision rigoureuse de la répartition des compétences avec l’Etat et une vision distanciée de la règle de neutralité dans les services publics.
La formation des élus locaux n’est-elle pas un autre levier à saisir ?
Je crois que, dans la liberté prise par les élus locaux avec la norme, une part est effectivement liée à la complexité des règles plutôt qu’à une volonté politique. Certes, il faut mieux former les élus, ce qui ne peut se faire en un claquement de doigts. On ne doit pas sous-estimer l’impact de la complexification croissante des normes sur la crise du droit. J’ajoute qu’il y a un paradoxe, mais qui est ancien, dans le rapport des élus locaux à la norme. Je l’ai beaucoup observé lors des réformes successives du code des marchés publics, notamment au moment où a émergé la procédure adaptée. C’est très positif, en termes de simplification, car il s’agit d’une règle très simple et, a priori, confortable pour un élu local. Or, je me souviens très bien d’une levée de boucliers des élus, qui se sont dit : « On se jette dans la gueule du loup. » La norme détaillée rassure : si on la respecte, tout va bien. Si l’on fixe une règle simple, à l’intérieur de laquelle vous êtes libres de faire à peu près ce que vous voulez, cela devient un peu plus périlleux.
L’inflation normative est-elle, elle aussi, révélatrice de cette crise du droit ?
L’inflation normative est un point important que connaissent bien les élus locaux… On légifère sur à peu près tout et n’importe quoi et, surtout, on le fait de manière irréfléchie, au gré des évolutions, mais aussi des événements, ce qui est le plus embêtant. Que la norme évolue et qu’il faille répondre à des situations de plus en plus complexes, c’est un fait. La norme d’aujourd’hui ne peut pas être celle des années 50. Mais est-il légitime de légiférer et de réglementer sur tout ? A partir de quel moment peut-on considérer qu’il est nécessaire de légiférer ? Je crois qu’on est allé trop loin dans plusieurs domaines.
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