« La boîte à outils et les ordres de grandeur sont là ». C’est en tout cas ce qu’ont assuré l’économiste Jean Pisani-Ferry et l’inspectrice générale des finances, Selma Mahfouz, lors de la présentation pour France stratégie des conclusions de leur rapport publié lundi 22 mai et remis à la Première ministre, Elisabeth Borne, sur les impacts macroéconomiques de la transition écologique en France.
« La neutralité climatique est atteignable, mais elle nécessite une transition énergétique qui a l’ampleur d’une révolution industrielle et que l’on va faire au moins deux fois plus vite, à marche forcée », a estimé Selma Mahfouz.
Parmi les leviers, les deux auteurs misent surtout sur l’investissement (80-85% de la décarbonation) et la sobriété (15-20% de la décarbonation) d’ici 2030 car la réorientation du progrès technique vers une croissance verte ne produira pas de résultats avant « dix ou quinze ans », a analysé l’inspectrice générale des finances.
66 milliards d’euros d’investissement par an
Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz évaluent à 66 milliards d’euros par an la hausse des investissements supplémentaires publics et privés nécessaires d’ici à 2030 (soit 2,3 points de PIB). Au total, il faudrait 462 milliards d’euros sur sept ans pour réduire de 150 millions de tonnes équivalent CO2 entre 2021 et 2030 nos émissions de gaz à effet de serre et respecter la future stratégie nationale bas-carbone (SNBC3), qui doit être rendue publique en juin.
Dans le détail, le rapport répartit cette somme annuelle de la façon suivante :
- 10 milliards d’euros pour les bâtiments publics,
- 7 milliards d’euros pour les infrastructures,
- 21 milliards d’euros pour la rénovation des logements,
- 17 milliards d’euros pour la rénovation du tertiaire privé,
- 4 milliards d’euros pour l’équipement des entreprises en véhicules électriques, poids lourds et utilitaires légers,
- 13 milliards d’euros pour l’investissement des entreprises,
- 3 milliards d’euros pour l’adaptation.
A l’inverse, les investissements pour l’équipement des ménages en véhicules électriques seraient en baisse de 8 milliards d’euros.
Sur cette somme, Jean Pisani-Ferry considère qu’environ 34 milliards d’euros par an devront venir des pouvoirs publics. Or, seulement 8 milliards d’euros sont pour le moment budgétés selon l’économiste.
Dans le scénario optimal, les principaux postes d’investissements publics seraient dédiés pour 10 milliards d’euros aux bâtiments publics et 14 milliards d’euros à la rénovation des logements.
Une participation des collectivités encore floue
Reste à savoir la part qui concernera directement les collectivités locales. Une question particulièrement d’actualité au moment même où le Secrétariat général à la planification écologique souhaite travailler avec les collectivités pour décliner territorialement son plan d’actions pour atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre en 2030, puis 2050.
Une étude publiée en octobre 2022 par l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE) évaluait à 12 milliards d’euros les investissements annuels que devront consentir les collectivités d’ici 2030, c’est-à-dire un doublement de leurs investissements en faveur de la transition écologique. Chiffre auquel il faudra ajouter 1,5 milliard en fonctionnement.
Les associations d’élus locaux sont toutes d’accord sur l’objectif. « Il faut accélérer fort sur les investissements écologiques », confirme Franck Claeys, délégué adjoint de France Urbaine. Mais il faut maintenant s’accorder sur la méthode et les moyens.
Et là, le gouvernement est encore très flou, si l’on en croit les élus qui participent au cycle de Bercy pour préparer les Assises des finances publiques. Hasard du calendrier, la troisième réunion qui s’est tenue mardi 23 mai était consacrée au financement de la transition écologique.
Les associations d’élus saluent la pérennisation du fonds vert, la promesse de non retour des contrats de Cahors, le lancement d’une réflexion sur la fiscalité verte dans l’agenda territorial et le vote d’une loi sur le tiers financement, mais elles appellent à un soutien plus important de l’Etat et veulent de la visibilité sur leurs finances.
« On a besoin d’être rassuré car on ne sait pas comment l’Etat va nous aider dans les années à venir et il faut stabiliser notre panier fiscal », revendique Sébastien Miossec, président délégué (PS) d’Intercommunalités de France et de Quimperlé communauté.
Contrairement à ce qui a été défendu par les cabinets de Bruno Le Maire et Gabriel Attal, les participants ne croient pas que les marges de manœuvre en terme d’endettement des collectivités suffiront, même si près de 95% des collectivités ont une capacité de désendettement en dessous de 12 ans, selon les données de Bercy.
Endettement, aides de l’Etat et prélèvements obligatoires
Le rapport de Jean Pisani-Ferry met de son côté sur la table le redéploiement des dépenses brunes vers des dépenses vertes, mais il précise que « l’on connait bien les obstacles politiques pour faire ce genre d’actions ».
Il favorise par conséquent deux autres voies : l’endettement et les prélèvements obligatoires.
« On a eu beaucoup de mauvaises raisons de s’endetter, mais le climat n’en fait pas parti », a-t-il soutenu en précisant qu’il faudra une modification des règles européennes, mais aussi prendre en compte les effets inégalitaires de cette transition.
Bruno Le Maire a déjà adressé une fin de non recevoir sur une hausse de la fiscalité exceptionnelle, et temporaire pour les 10% les plus riches, afin de financer la transition écologique. Et sur l’endettement, on le sait fébrile. Il craint l’épée de Damoclès de la notation de la France par Standard & Poor, annoncée pour le 2 juin.
Sur les propositions du rapport Pisani-Ferry, « les collectivités partagent la conclusion qui aboutit à dire qu’il ne sert à rien de retarder les efforts au nom de la maîtrise de la dette publique. Et elles sont d’accord sur le principe pour faire du redéploiement dans les dépenses mais cela risque de ne pas suffire », répond Franck Claeys. « Il faut faire attention car il y a des dépenses brunes, comme les charges de personnels qui ne sont pas forcément de la mauvaise dépense », complète Claire Delpech, à Intercommunalités de France.
Les associations d’élus demandent plutôt une préservation de leur autofinancement avec des ressources pluriannualisées, fongibles et des aides sur le fonctionnement plutôt qu’uniquement sur l’investissement.
« Pour transformer ce potentiel en coup d’accélérateur, on a besoin de visibilité sur l’autofinancement. L’épargne brute peut être extrêmement volatile et donc fortement modifier notre capacité de désendettement d’une année sur l’autre », argumente le directeur adjoint de France urbaine.
« On aimerait une enveloppe sur plusieurs années aux mains du préfet », acquiesce Sébastien Miossec. Pour Claire Delpech, « il faut arriver à une contractualisation fine à l’échelle locale. Il faut s’appuyer sur les projets de territoires, les Plans pluriannuels d’investissement (PPI), les contrats de plan État-Région (CPER) et les contrats de relance et de transition écologique (CRTE). Mais il manque un volet financier à ces derniers ». Une loi de programmation financière dédiée aux collectivités fait aussi partie des options sur la table pour leur permettre de se projeter.
Des injonctions contradictoires
Mais avant cela, il va falloir clarifier la participation des collectivités au redressement des comptes publics car pour le moment, elles font face à des injonctions contradictoires. D’un côté elles doivent baisser leur endettement en pourcentage du PIB, selon les prévisions de la loi de programmation des finances publiques qui reviendra en juillet au parlement en réduisant la dette publique locale d’ici 2027 de 9,4 % à 7,4 % du PIB. De l’autre, elles sont incitées à fortement augmenter leurs investissements verts et leur endettement.
« Aujourd’hui, on joue au chat et à la souris sur la participation des collectivités au rétablissement des comptes publics. Mais cette concertation n’est pas inutile, il est important d’aller vers un diagnostic partagé », nuance Claire Delpech, conseillère finances au sein d’Intercommunalités de France.
La prochaine réunion devrait se tenir mi-juin avec Bruno Le Maire, le ministre de l’Economie et des finances, et Gabriel Attal, le ministre délégué chargé des comptes publics. Elle devrait éclaircir certaines zones d’ombres.
Les associations d’élus en espèrent en tout cas beaucoup. « Il y a besoin de rétablir la confiance, y compris avec l’Etat. On est dans les préliminaires. On va voir si on s’aime pour de vrai », conclut Claire Delpech.
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