Jacques Lévy, professeur de géographie et d’urbanisme à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne
Au milieu, une énorme sphère, avec, autour, quelques boules moyennes ou petites et une myriade de taches multicolores… Les cartogrammes, qui défilent tout au long des pages de l’« Atlas politique de la France, les révolutions silencieuses de la société française » (éditions Autrement, juin 2017), donnent à voir une lecture différente des territoires. Une lecture qui prend en compte le poids démographique.
« La carte classique, euclidienne, fait correspondre des surfaces à des surfaces. Le cartogramme représente autre chose, notamment les habitants », explique Jacques Lévy, qui a dirigé l’ouvrage réalisé avec les chercheurs Ana Póvoas, Jean-Nicolas Fauchille et Ogier Maitre, du laboratoire Chôros.
Une passionnante analyse dont le défi est de faire le « portrait d’une France mutante », celle du phénomène métropolitain et du sentiment d’exclusion des habitants des territoires « périphériques ».
Les géographes montrent que le clivage spatial qui a vu l’ascension du Front national se produit dans d’autres pays. Les chercheurs passent en revue les « manières d’habiter » : la famille, le logement, la mobilité, les modes de garde, l’échec scolaire, les revenus, la santé, la pauvreté.
Ils analysent les contestations sociales, les migrations et la manière dont la France s’intègre à des flux européens et mondiaux. Sans oublier de se pencher sur le nouveau paysage politique, appliquant leur outil cartographique aux résultats des dernières élections.
Trois chapitres sont dédiés à la « réforme brouillonne de l’Etat territorial », aux espaces locaux et aux logiques régionales. Un point de vue différent qui peut s’avérer enrichissant pour tous ceux qui s’intéressent à l’organisation territoriale.
Selon vous, le principal handicap des réformes territoriales menées ces dernières années est le manque de concertation. Pourquoi ?
Il est fondamental d’impliquer les citoyens. L’urbanisme a notamment pour objectif de faire en sorte que les habitants se sentent acteurs chez eux. Pour que cela marche, du local au mondial, il faut que chaque citoyen puisse se dire : « Je compte dans ma ville, ma région, mon pays. » En ce qui concerne le découpage des régions, il n’y a pas eu de consultation, et même dans les cas où il est assez logique, on perd l’élan qu’aurait pu entraîner la création de ces nouvelles régions. En Normandie, où l’on pourrait penser qu’il existe une identité forte, on constate que le triangle des trois principales villes – Caen, Rouen et Le Havre – est très mal connecté. Pourtant, depuis longtemps, l’idée d’une métropole tripolaire a été imaginée et proposée. Rien n’empêchait de la construire, mais cela n’a pas abouti, faute d’acteurs énergiques pour la porter. Ce n’est pas un nouveau découpage qui va changer, comme par magie, ce territoire !
Le Bassin parisien dans son ensemble souffre d’un décalage entre ses ressources objectives, considérables (la présence de Paris) et ses ressources subjectives (la peur de Paris), négatives. A une époque, Paris était le siège d’un pouvoir qui étouffait les espaces voisins. Aujourd’hui, les habitants du Bassin parisien pourraient, en s’appuyant sur la force de l’Ile-de-France, profiter de la proximité d’une métropole de niveau mondial, d’autant que, dans son ensemble, le Bassin parisien, hors Paris, va mal. Pourtant, les élus refusent l’idée qu’ils gagneraient plus à être avec Paris que sans. Ils ont sans doute tort, mais seule une vraie démarche participative permettrait d’aller de l’avant. Sans projet partagé et en imposant des décisions d’en haut et sans débat, on ne règle rien, comme on le voit avec l’Alsace.
Dans votre ouvrage, vous vous montrez assez sévère sur le rôle du département. Pourquoi pensez-vous que cette échelle n’est plus pertinente ?
Le département a été un échelon pertinent en 1789. A cette époque, c’était l’équivalent de ce qu’est une région aujourd’hui. La France était un ensemble de sociétés rurales. Les communes avaient repris les paroisses, et le département correspondait à un cadre de vie à l’échelle de la vie humaine.
Le monde a changé, mais nous avons gardé les mêmes découpages, bien qu’ils n’aient plus de sens aujourd’hui. Dans les conseils départementaux (jusqu’au récent redécoupage des cantons), les villes pesaient bien moins que les campagnes. Cela permettait une sorte de ponction automatique, selon une logique clientéliste. L’émergence des métropoles rend la persistance des départements particulièrement absurde et parasitaire.
Quelle est, pour vous, l’organisation idéale de l’infranational ?
Deux niveaux s’imposent, parce qu’ils font sens pour l’ensemble de la vie sociale (habitants, entreprises, acteurs publics) : le local et le régional. Le temps quotidien organise l’espace local, qui correspond, en gros, aux aires urbaines avec le centre, la banlieue, le périurbain.
Nous avons proposé un découpage d’espaces locaux en nous appuyant sur les aires urbaines de l’Insee. Nous en avons dénombré environ huit cents, en laissant quelques zones blanches, et il pourrait y avoir, en tout, un millier d’espaces locaux en France. Cela ne veut pas dire qu’il faudrait passer ces territoires à la toise ! Un espace local peut dénombrer trois mille habitants ou douze millions.
Dans son principe, la région représente l’échelon pertinent pour offrir à ses habitants un éventail de ressources leur permettant d’en faire leur cadre d’expérience et de projet tout au long de leur vie. Beaucoup en conviennent, mais la résistance à la mise en place de gouvernements démocratiques locaux et régionaux persiste.
Faut-il alors supprimer les communes et élire les intercos au suffrage universel ? Ce n’est pas ce que revendiquent les habitants et élus des territoires « ruraux ». Ne faut-il pas les écouter, eux aussi ?
Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de supprimer les communes, mais il ne faut pas leur attribuer un pouvoir politique stratégique quand elles ne représentent à elles seules qu’un petit morceau d’agglomération, car elles jouent alors un rôle sécessionniste et ségrégatif, et aggravent les inégalités. En revanche, elles peuvent contribuer au « vivre-ensemble », comme on le voit avec les arrondissements à Paris. En matière de ruralité, il existe bien évidemment des campagnes, héritage respectable d’un monde naguère puissant, mais il n’y a plus un endroit où les agriculteurs sont majoritaires au sein de la population active. Les habitants des zones périurbaines ou « multipolarisées », l’essentiel des habitants des campagnes, vivent en relation fonctionnelle forte avec les villes, leurs services, leurs équipements. Ils sont partie intégrante du monde urbain. Certains habitants se considèrent « ruraux » : il faut l’entendre.
La pauvreté et les problèmes appelant des politiques publiques volontaires se rencontrent avant tout dans les centres et les banlieues des grandes villes. Il ne faut pas se le cacher : c’est là que le principal effort de solidarité doit être porté. Or le système de redistribution d’argent public est à la fois opaque, aveugle et inconditionnel. Loin de diminuer les inégalités, il les accroît. L’Etat national est le premier producteur d’inégalités spatiales. Remettre à plat l’architecture territoriale des compétences et des responsabilités, notamment à travers la fiscalité, devient une priorité majeure.
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