Le Forum, au Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis), fermé car jugé trop élitiste par la commune ; des programmes critiqués en public par des élus, au Festival de création jeune public de Quimper (Finistère) ; le Festival d’art singulier, à Aubagne (Bouches-du-Rhône) annulé en 2014 par les organisateurs parce que deux artistes y ont été refusés par la ville ; une fresque exposée au Musée de la Faïence, à Moustiers-Sainte-Marie (Alpes de Haute-Provence), modifiée à la demande de la municipalité… Au fil des mois, la liste des lieux culturels devenus le théâtre de conflits entre professionnels et élus s’allonge et gagne tous les secteurs culturels, cinémas municipaux et bibliothèques compris.
Image véhiculée par les équipements
Depuis 2003, d’ailleurs, existe, sous l’égide de la Ligue des droits de l’homme, un Observatoire de la liberté de création. Outre un recensement des cas de censure, ses membres s’attachent à dénouer les conflits par le dialogue. « De plus en plus d’élus misent sur la culture pour communiquer sur leur territoire. Ils sont donc très sensibles à l’image véhiculée par les équipements. D’où la tentation d’intervenir sur la programmation», analyse Emmanuel Latreille, membre de cet observatoire et vice-président de la Fédération des professionnels de l’art contemporain (CIPAC).
Décisions radicales
Il n’est pas rare que ces conflits débouchent sur des décisions radicales. « Outre la diminution des crédits, ces attaques peuvent prendre la forme d’une demande de dé-conventionnement, d’un terme mis à une délégation de service public, d’une remunicipalisation. Cela peut donc aller jusqu’à une reprise en main directe de la programmation », détaille Michel Lefeivre, président du Syndicat national des scènes publiques (SNSP).
Tensions budgétaires
Autre facteur favorable aux dérapages : les difficultés financières des collectivités. Quand il faut donner des coups de rabot aux crédits dédiés à la culture, les élus ont tendance à donner la préférence aux champs culturels les plus consensuels. Au risque de brouiller les pistes. Ainsi, pour Michel Lefeivre, « certains élus avancent masqués : la baisse de subventions cache parfois une contestation des choix artistiques des directeurs d’équipements. » Pour la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture (FNCC), le contexte budgétaire a aussi comme impact une accélération du processus de décision, qui conduit les élus « à vouloir tout de suite être opérateurs des politiques culturelles et intervenir plus que ne le prévoient les règles mises en place autrefois. Ce qui favorise les maladresses », convient son président Florian Salazar-Martin.
Elus mal préparés
Madeleine Louarn, présidente du Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac), avance aussi une autre explication : l’arrivée aux affaires d’une nouvelle génération d’élus, qui n’a pas connu le processus de décentralisation culturelle et en ignore l’esprit, les principes et les codes. Pour d’autres professionnels, le malaise a des racines plus profondes, et sans doute plus inquiétantes encore. « Certains élus n’ont plus la volonté d’accompagner les habitants vers la culture et la connaissance en leur donnant les moyens de penser librement » regrette Véronique Balbo-Bonneval, présidente de la Fédération nationale des associations de directeurs des affaires culturelles (Fnadac). Beaucoup de professionnels remarquent ainsi que la crainte de se voir accusé d’ingérence ou de populisme ne freine plus forcément les édiles.
Dialogue défaillant
Forts de ces constats, le Syndeac et le député (PS) de Côte d’Or, Laurent Grandguillaume, ont organisé au Palais-Bourbon, entre novembre 2014 et janvier 2015, trois rencontres parlementaires sur les politiques culturelles, en partenariat avec La Gazette. Les épisodes d’interventionnisme, évoqués à maintes reprises, y sont apparus comme le symptôme d’un problème global : un dialogue défaillant, devenu parfois inexistant, entre élus et professions culturelles. « Aujourd’hui certains pensent que leur intervention est légitime simplement parce qu’ils sont élus », relèvait Charlie Windelschmidt, directeur artistique de la compagnie Dérézo, le 17 décembre 2014, lors des deuxièmes rencontres parlementaires sur les politiques culturelles. Madeleine Louarn déplore « un climat de défiance dommageable au travail que nous devons mener en commun. »
La directrice du théâtre de l’Entresort à Morlaix (Finistère) plaide pour « une relation plus dialectique, inscrite la durée, et qui n’ait pas lieu seulement lorsqu’il y a des frictions. » Et qui ne « se limite pas seulement à une discussion sur le montant d’une subvention et le pourcentage du budget consacré à la culture », ajoute Laurent Grandguillaume. La FNCC appelle aussi de ses voeux une «collégialité» de l’élaboration des politiques culturelles. « Sans pour autant partir du principe que les professionnels ont forcément toujours raison », nuance Florian Salazar-Martin. Un élu peut avoir une préoccupation particulière en matière de programmation, au regard de la population, et c’est légitime. »
Conceptions opposées
Force est de constater qu’il existe, entre les professionnels et certains élus, un malentendu de fond sur la vocation des politiques culturelles. Certaines communes affichent leur volonté de répondre à une demande majoritaire. « La ville n’a pas à financer la création pour les Parisiens et le public d’Avignon », a estimé la municipalité du Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis), en décembre 2014, lors du conseil municipal qui a acté la fin du partenariat ville-département-région-Etat pour financer le Forum. Ainsi, les municipalités interventionnistes se réfèrent presque toujours aux goûts culturels de la population locale pour justifier leurs directives. « La collectivité n’est pas là pour soutenir les artistes, mais pour faire plaisir aux habitants », entend-on dans les mairies concernées. De leur côté, les professionnels se défendent de tout élitisme. « La différence entre l’élitisme et ce qui est populaire, c’est ce qui n’est pas encore connu du plus grand nombre. Or le rôle des élus, c’est de faire une politique culturelle qui donne accès au plus grand nombre à ce qu’il ne connaît pas encore », plaide Véronique Balbo-Bonneval. D’où ce rôle capital des collectivités dans le soutien à la création et à la diffusion des œuvres. Ce qui suppose, pour les élus, d’accepter une part du risque artistique. « Si les villes ne sont pas capables d’accompagner la prise de risque artistique, avec des programmations exigeantes et audacieuses, cela pose un réel problème sur la place de l’art et des artistes dans notre société », s’inquiète Michel Lefeivre.
Liberté de programmation
En tout état de cause, les professionnels semblent avoir eu l’oreille de la ministre de la Culture. Dans l’avant-projet de loi « création artistique, architecture et patrimoine », qui devrait être présenté au cours de l’année 2015, figure le principe de liberté de création, mais aussi celui de liberté de programmation (art.1). Si la future loi conforte les professionnels, elle ne les dispensera pour autant de rechercher les voies d’un dialogue serein et régulier avec les élus.
« L’expertise des professionnels doit primer »
Véronique Balbo-Bonneval, présidente de la Fnadac (Fédération nationale des associations de directeurs des affaires culturelles)
Le rôle des élus est donner une vision de la politique culturelle, fixer des priorités et s’assurer que les réponses que leur apportent les professionnels sont conformes aux objectifs recherchés. Au-delà de ça, comme dans tous les autres métiers de la fonction publique, l’expertise professionnelle doit primer. Sinon, c’est la porte ouverte à toutes les dérives possibles, qui pourraient nous faire basculer d’une démocratie culturelle à une instrumentalisation culturelle. L’orientation qu’un élu donne à sa politique est encadrée par des textes qui le dépassent, même en considérant qu’il est élu démocratiquement : codes de déontologie professionnelle (celui des bibliothécaires, par exemple), conventions ratifiées par la France (Déclaration de l’Unesco sur la diversité culturelle, entre autres), lois relatives au secteur culturel (comme la loi musées) etc. Il est impératif que les professionnels maîtrisent parfaitement tous ces textes et le principe de hiérarchie des lois. Car c’est en s’y référant qu’ils peuvent résister aux pressions.
«Il n’y a pas de domaines réservés»
Florian Salazar-Martin, président de la FNCC (Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture)
La crise que nous traversons favorise la remise en cause de ce que l’on croyait bien établi. La réforme territoriale et les coupes dans les dotations de l’Etat, particulièrement abruptes, perturbent aussi notre contexte d’intervention. Confrontés aux nécessités de la rapidité d’exécution, notamment sur les questions budgétaires, les élus ont tendance à vouloir tout de suite être opérateurs des politiques culturelles et intervenir plus que ne le prévoient les règles mises en place autrefois. Ce qui favorise les maladresses.
Malgré l’énorme pression budgétaire, nous devons prendre en compte l’histoire et la sédimentation des politiques culturelles sur les territoires. N’oublions pas que nous mettons des années à construire des politiques culturelles, qu’une décision maladroite peut détruire. Nous plaidons pour le respect du travail des professionnels et des artistes. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que nous avons signé une charte avec le SNSP et France Festivals. Mais je ne vois pas pourquoi un responsable culturel ne discuterait pas de sa programmation. Ce n’est pas lui faire injure ou lui manquer de respect. Il n’y a pas de domaine réservé. Partager ne signifie pas amoindrir les exigences. Chacun a une part d’expertise. Y compris le public. Toute la question, c’est de partager l’expertise. N’oublions pas qu’in fine le public constitue les électeurs, ce sont eux qui votent. Notre intérêt est donc qu’ils soient le plus formés possible, qu’ils aient les jugements les plus pertinents possible. Nous sommes entrés dans une phase de démocratie bien plus complexe qu’autrefois.
«Les restrictions budgétaires rendent les problèmes plus visibles»
Emmanuel Négrier, directeur de recherches au CEPEL (Centre d’études politiques de l’Europe latine) (CNRS, Université de Montpellier)
Je vois trois grandes raisons à cette situation. D’abord la disparition progressive des grandes figures politiques de la décentralisation culturelle. Ces élus avaient un profond respect des politiques culturelles et leur apportaient un soutien inconditionnel. Ils ont cédé la place à une génération qui a moins ces réflexes. Ensuite, le contexte budgétaire complique les choses, car il conduit les professionnels à considérer qu’ils sont beaucoup moins soutenus qu’auparavant. Enfin, les professionnels ont excessivement cru à leur capacité à définir de façon quasi unilatérale ce qu’est une bonne politique culturelle, qui, à leurs yeux, relève de leur seule expertise. De ce fait, on observe une situation paradoxale : des élus en position d’intimidation à l’égard des codes du secteur culturel, qu’ils ont du mal à partager parce qu’ils les connaissent mal, mais qui, en même temps, ont une absence de complexe, avec la conviction qu’en matière de culture, ils peuvent faire ce qu’ils veulent parce que ce sont eux qui sont élus. Ce portage personnel des politiques culturelles n’est pas nouveau. Seulement, aujourd’hui, les restrictions budgétaires rendent les problèmes plus visibles.
Cet article fait partie du Dossier
Elus et professionnels de la culture : du rififi dans les coulisses
Sommaire du dossier
- Elus et professionnels de la culture : des relations complexes
- Culture : quand élus et professionnels ne se comprennent plus
- Directeur des affaires culturelles et élu : une partition à jouer de concert
- Relations élus-professionnels de la culture : les textes de référence qu’il faut connaître
- Bibliothécaires : enfin un bouclier contre la censure et les pressions
- Culture : malaise entre élus et professionnels
- « Beaucoup d’élus n’ont pas conscience des fondamentaux des politiques culturelles »
- « Face aux censeurs, les élus reculent par ignorance »
- « Pas de liberté de création sans liberté de programmation » – Michel Lefeivre
- 5 pistes pour améliorer les relations entre élus et professionnels de la culture
- « Le monde de la culture et les élus doivent renouer le dialogue » – Madeleine Louarn
- Les bibliothécaires demandent aux élus de ne pas se mêler de leur métier
- « Consacrer le pluralisme des collections dans la loi protège les bibliothécaires »
- Déontologie des bibliothécaires : le comité d’éthique veille au grain
- Les pressions sur les bibliothécaires restent un risque permanent