« L’Etat n’a jamais été moderne ! » C’est avec cette affirmation, un brin déroutante et provocatrice que la chercheuse en Sciences Politiques de Lille 2, Isabelle Bruno, a initié le premier débat de cette nouvelle édition des RIGP de Bercy. Léger frémissement dans la salle où de nombreux fonctionnaires sont venus prendre place.
« L’Etat n’a jamais été moderne, si l’en croit les discours récurrents, depuis un siècle au moins, sur la nécessité de sa réforme et dont le dernier avatar en date est la politique de modernisation de l’Etat, la fameuse MAP » a enchaîné la chercheuse.
Evoquant un Etat en « quête perpétuelle d’une modernité qui lui échappera toujours car elle consiste précisément à être en réforme permanente », Isabelle Bruno dresse le constat d’un Etat qui s’efforce donc de « rationaliser l’administration publique et de fonder ses actions sur des faits aussi indiscutables que possibles ».
Voir notre dossier :
MAP : moderniser pour économiser ?
Aussi, avant d’imaginer le futur de l’Etat, notamment par le biais des utopies, Isabelle Bruno a proposé d’interroger l’Etat actuel, « qui s’est imposé comme une figure incontournable de la réalité politique » et ses paradoxes.
L’Etat moderne est-il forcément bureaucratique ?
Constatant que le tournant néo-libéral des années 80 n’a pas conduit à des sociétés « avec moins d’Etat » mais au contraire à des sociétés « très interventionnistes », construites sur encore plus de normes et de grilles d’évaluation, la chercheuse en Sciences Politiques a pointé la bureaucratisation quasi-obligatoire de nos Etats modernes.
Un thème de recherche cher à David Graeber, un anthropologue américain, qui fut l’une des figures du mouvement Occupy Wall Street. Et ce militant anarchiste de rappeler qu’entre la chute de l’URSS et 2001, le nombre de fonctionnaires russes avait augmenté de 25%, passant de 1 million à 1 250 000 en dix ans.
« Toute libéralisation, même portée par des idées anti-bureaucratiques, conduit nécessairement à augmenter la bureaucratie » a constaté, amusé, David Graeber.
Se basant notamment sur son expérience avec le mouvement Occupy Wall Street, ce dernier a évoqué la difficulté pour de tels mouvements de ne pas retomber dans « la dynamique bureaucratique, notamment lorsqu’il s’agit d’atteindre des consensus ». Pour David Greaber, c’est le manque d’expérience des Américains dans l’exercice de la « démocratie et du communisme » qui conduit à ces systématismes de pensée. Sourires dans la salle.
Des assemblées en Ethiopie pour 1 million de personnes
A propos de l’évolution de nos sociétés, l’anthropologue a tenu à rappeler que nous avons longtemps cru que l’Etat s’était imposé à nous lorsque nos communautés avaient grossies et s’étaient urbanisées. Comme si, ce qu’il était possible d’expérimenter en petits groupes devenait impossible à gérer dans de grandes communautés de vie, d’où la nécessité d’être régulés par l’Etat.
« Faux », répond David Graeber dont les travaux menés avec un archéologue l’encouragent aujourd’hui à réfuter cette théorie de l’échelle. « Il existe des sociétés égalitaires de 500 000 personnes » a argué l’Américain.
Et l’ethnologue français, Marc Abélès, d’évoquer son travail sur cette communauté en Ethiopie rassemblant plus d’un million de personnes et se régissant par le biais d’assemblées. « Au niveau infra-politique, il y a des possibilités » a alors appuyé le chercheur.
« Il y a quelque chose qui pour moi va bousculer l’Etat en tant que tel, c’est le “global politics” et ce qui s’invente de nos jours. Des mots comme “accountability” [responsabilité] ou “empowerment” [émancipation] apparaissent et il y a, non seulement des transformations dans les organisations mais aussi des transformations dans la conceptualité des choses. Cela remet en cause des procédures que l’on croyait inhérentes et éternelles à nos organisation nationales », a détaillé le directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
Se libérer des utopies pour mieux penser
D’ailleurs pour David Greaber, ce qui se passe depuis 2011, avec les mouvements Occupy ou aujourd’hui Nuit Debout en France, participe à ce mouvement de révolution mondiale qui « va changer la conception de base que se font les gens de la démocratie ». « Nous sommes dans une phase d’expérimentation pour trouver de nouveaux systèmes, on a 100 ou 200 ans devant nous » a-t-il conclu.
Un monde qui se ferait en marchant et non en pensant en somme, ce qui pourrait peut-être satisfaire le philosophe Bruno Latour.
En effet, ce dernier, en ouverture de ce colloque, avait d’emblée opposé l’utopie (thème de ces Rencontres !) au pragmatisme, invitant par la même le public à se décharger immédiatement de « ses illusions, de ses fantasmes ». Il faut avoir une « vision profane de la politique » a ainsi martelé le chercheur.
Avant de conclure sur cette citation du philosophe américain John Dewey :
Mais puisque le public ne peut former un Etat que par et à travers les fonctionnaires et leurs actes, il n’y rien de perturbant ni de décourageant dans le spectacle des stupidités et des erreurs des comportements politiques. Les faits qui provoquent ce spectacle devraient nous prémunir contre l’illusion d’attendre qu’un changement extraordinaire puisse provenir d’un simple changement dans les organismes et les méthodes politiques.
Comme si notre dernière utopie concernant l’Etat était peut-être de ne plus en avoir du tout !
Cet article est en relation avec le dossier
Thèmes abordés