Pourquoi ce choix ? Il peut sembler arbitraire, c’est vrai, et nous l’assumons. Cela aurait pu être dix, trente-deux, soixante mesures… Mais nous avons préféré sélectionner quelques sujets clés hautement symboliques. En nous appuyant à chaque fois sur des experts reconnus. La décision peut-être la plus emblématique porte sur la révision des valeurs locatives, évoquée depuis quarante ans et toujours repoussée car source potentielle de trop de mécontentements.
Pas de surcoût – Autres mesures que nous avons retenues : le transfert de la compétence « urbanisme » au niveau intercommunal, l’élection au suffrage direct des intercommunalités, la mobilisation des crédits de droit commun pour les quartiers, la limitation du cumul des mandats, la mobilité réellement favorisée entre fonctions publiques. Dans des domaines extrêmement différents, elles auraient toutes le mérite de contribuer à une profonde transformation du secteur local. D’autant qu’elles ne « coûtent » rien, un atout de taille au moment où la réduction de la dette publique du pays reste plus que jamais prioritaire. Même significatives, les six mesures détaillées ici ne suffiront pas. Loin s’en faut. Relevant avant tout de l’architecture organisationnelle, elles ne contribueront que très peu à la reprise de la croissance.
Les autres chantiers urgents du quinquennat, pour lesquels les collectivités locales auront un rôle de premier plan à jouer, nécessiteront des investissements très importants. Par exemple, il faut s’attaquer à la transition écologique, construire des logements et mettre en oeuvre la réforme de la dépendance, autant de politiques qui façonneront les villes, leurs transports, leur urbanisme et, au-delà, leur cohésion sociale pour favoriser le « mieux vivre ensemble ».
- Cesser de reporter la réforme des valeurs locatives
- Transférer l’urbanisme au niveau intercommunal
- Elire les intercos au suffrage universel direct
- Interdire le cumul président d’exécutif local-parlementaire
- Encourager concrètement la mobilité des agents
- Mobiliser les crédits de droit commun pour les quartiers
1/ Cesser de reporter la réforme des valeurs locatives
Le diagnostic – Les valeurs locatives cadastrales qui servent de base à près de trois quarts de la fiscalité locale n’ont pas été réévaluées depuis 1970. Il en résulte un biais majeur sur l’ensemble de la fiscalité locale. Cela fausse également toute réforme de celle-ci et génère des inégalités grossières entre assujettis.
Le dispositif – « La démocratie locale et l’autonomie financière des collectivités locales seraient des notions vides de sens s’il fallait attendre quarante ans de plus pour que l’assiette des impôts fonciers soit révisée », estimaient les auteurs du rapport du Comité pour la réforme des collectivités locales, en 2009. Si tous les candidats à la présidentielle ont affirmé d’une seule voix pendant la campagne qu’ils mettraient un terme à ce scandale, peu d’experts le croient. Tant ce statu quo, entretenu depuis plus de quarante ans, illustre le manque de courage des politiciens lorsqu’il s’agit de prendre des mesures qui fâchent. Or la déconnexion entre les valeurs locatives prises en compte par les services des impôts et la valeur réelle des biens concernés est telle que, malgré tous les lissages et les coefficients de neutralisation possibles, cette réforme ne sera pas indolore. Et pour cause, vu l’ampleur des iniquités qu’elle réparerait. Elle est d’autant plus importante que le décalage entre valeur locative et valeur réelle des biens fausse non seulement la fiscalité locale, mais aussi le récent fonds de péréquation horizontale censé corriger les inégalités. Le gouvernement sortant a fait un pas dans la bonne direction, en instaurant l’expérimentation d’une réforme des valeurs locatives professionnelles limitée à cinq départements. Courageux donc, mais pas téméraire. Il faudra attendre pour savoir ce qu’il adviendra de la généralisation de cette expérimentation dont le principe – une revalorisation initiale puis régulière – fait l’objet d’un consensus.
Les écueils – La révision des valeurs locatives a toujours buté sur le fait qu’elle suscite plus de mécontents que de satisfaits. Son application générerait de tels transferts entre collectivités, mais aussi entre contribuables qu’elle nécessiterait des systèmes complexes de correction, de lissage et de péréquation.
2/ Transférer l’urbanisme au niveau intercommunal
Le diagnostic – Les documents et autorisations d’urbanisme sont encore élaborés majoritairement au niveau communal, alors que les enjeux de déplacement, d’emploi et de logement sont liés au bassin de vie, c’est-à-dire au niveau intercommunal.
Le dispositif – Des parlementaires aux professionnels du bâtiment et aux universitaires, tous reconnaissent la nécessité de changer d’échelle pour l’élaboration des documents d’urbanisme. « Les plans locaux d’urbanisme (PLU) souffrent de leur trop grande instabilité. Ils doivent être transférés au niveau de l’agglomération, moins soumis aux pressions, de même que le permis de construire et le droit de préemption. Cela permettra d’avoir une vision globale sur l’habitat et les politiques foncières », résume Vincent Renard, directeur de recherches au CNRS. A peine esquissée dans le projet de loi « Grenelle 2 », la délégation de compétences au niveau intercommunal pour l’élaboration des PLU a soulevé de longs débats, qui se sont soldés par un dispositif a minima : le texte souligne la vocation intercommunale du PLU, mais n’a pas procédé à un transfert de compétences. Pourtant, seul le niveau intercommunal permet de disposer des moyens humains et financiers pour élaborer un PLU calqué sur les enjeux de chaque territoire et de prendre le recul nécessaire, loin des pressions des habitants auxquelles sont soumis les élus locaux, pour tenir compte des contraintes de développement durable et de densification. Logiquement, la gestion des autorisations d’urbanisme, qui dépend du PLU et de la politique foncière, en découle. Très impliquées dans les politiques de l’habitat et des transports, les intercommunalités y gagneraient en cohérence, les trois domaines étant interdépendants.
Les écueils – La gestion des sols est aujourd’hui l’une des principales compétences des communes. Très symbolique car elle touche à leur territoire même. « Quelle réalité aura encore la commune si on lui retire cette prérogative ? Il faut s’interroger sur ce que cela signifie au regard de l’organisation institutionnelle », analyse le député (PS) Jean-Yves Le Bouillonnec, spécialiste des politiques de l’habitat.
3/ Elire les intercos au suffrage universel direct
Le diagnostic – Les délégués communautaires sont désignés aujourd’hui par les communes et souffrent d’un déficit de légitimité démocratique. Il en résulte une intercommunalité dite « de guichet », sans débat politique proposant une pluralité de projets de territoire. Le maintien d’une légitimité politique forte au niveau communal favorise la redondance des moyens et des structures entre les deux niveaux.
Le dispositif – C’est un chiffon rouge, un véritable épouvantail. Malheur à celui qui ose affirmer qu’il y a quelque chose qui cloche dans la désignation des élus – nombreux – du bloc communal. A l’instar de Jean-Pierre Balligand, bien seul à déclarer, lors de l’examen du projet de loi sur la réforme territoriale, à l’Assemblée nationale, en mai 2010 : « Aujourd’hui, la légitimité démocratique provient exclusivement de la commune, et non directement des intercommunalités. Ceux qui siègent dans les instances des intercommunalités ne sont des représentants qu’au second degré, dans un système indirect. Quoi que l’on en dise, le fléchage mis en place à partir des communes ne résout pas ce problème fondamental de l’intercommunalité. » Le député (PS) de l’Aisne milite pour une élection directe de l’exécutif au suffrage universel, distincte de la représentation des communes par une assemblée délibérante. Plusieurs bénéfices à une telle mesure : donner enfin une légitimité démocratique à une assemblée dont le poids économique, et donc fiscal, n’a cessé de croître depuis 1999 ; favoriser l’émergence d’un véritable projet de territoire au niveau intercommunal à l’occasion d’une campagne axée exclusivement sur ce sujet ; réduire, grâce à une légitimité intercommunale forte et indépendante des communes, les doublons de moyens et d’investissements – dénoncés régulièrement par les magistrats financiers, mais qui semblent bien persister.
Les écueils – Un risque de stérilisation de l’action publique locale en cas de cohabitation entre un exécutif élu dans le cadre d’un suffrage distinct et des délégués communautaires issus des communes membres. Une quasi-disparition des communes si le principe de subsidiarité n’est pas respecté.
4/ Interdire le cumul président d’éxcutif local-parlementaire
Le diagnostic – En France, 83 % des députés et 78 % des sénateurs sont élus locaux. Chez nos voisins européens, le législateur a bien davantage restreint la pratique du cumul des mandats. Au total, seuls 16 % des parlementaires italiens appartiennent à une assemblée- locale. Un taux qui descend à 15 % en Espagne, 13 % en Grande-Bretagne et 10 % en Allemagne.
Le dispositif – « Absentéisme parlementaire et localisme des élus » : telles sont les dérives du cumul, pointées en 2008 dans la revue « Pouvoirs » par le politologue Yves Mény. En 1958, le général de Gaulle voulait s’y attaquer. Il a dû y renoncer. La pratique, selon ses adeptes, se justifiait par la défense des intérêts locaux dans une République centralisée. Depuis, les territoires ont pris leur envol. Le citoyen veut des maires, des présidents de département et de région à plein temps. Les enquêtes d’opinion convergent en ce sens.
Le Parlement, en 2000, est resté sourd à ces attentes. La présidence des communautés d’agglomération et des communautés urbaines a échappé à toute limitation. « La décentralisation est faite par des élus locaux pour des élus locaux » est allé jusqu’à proclamer, en 2003 au Sénat, Patrick Devedjian, alors ministre délégué aux Libertés locales. « Il en résulte une multiplication des niveaux, des réformes impossibles [péréquation, fiscalité, démocratisation réelle] et une complexification du système outrancière », a tranché, en 2007, la politologue Marion Paoletti dans son ouvrage « Décentraliser d’accord, démocratiser d’abord » (1).
Un maquis que la dernière réforme des collectivités n’a guère débroussaillé. A un cumul de fait (maire de ville-centre – président d’intercommunalité à fiscalité propre), un autre, de nature institutionnelle, est venu s’ajouter entre le conseiller général et le conseiller régional par le biais de la création du conseiller territorial.
Les écueils – Les 47 % de députés et les 48 % de sénateurs élus à la tête d’un exécutif local font de la résistance. Pour bien légiférer, répètent-ils, il faut garder les deux pieds sur « le terrain ». Ils ont, jusqu’ici, toujours fait mordre la poussière aux contempteurs du cumul.
5/ Encourager concrètement la mobilité des agents
Le diagnostic – En dépit de la loi du 3 août 2009 relative à la mobilité et aux parcours professionnels dans la fonction publique, les fonctionnaires s’emparent encore peu des possibilités qui leur sont offertes. Les améliorations possibles passent davantage par des aménagements ou des aides concrètes que par de nouvelles dispositions législatives.
Le dispositif – Les agents semblent faire preuve de peu d’appétence pour la mobilité. Fin 2009, la synthèse des bilans sociaux des collectivités, produite par l’observatoire de l’emploi, des métiers et des compétences du Centre national de la fonction publique territoriale, recensait 16,4 agents pour 1 000 exerçant dans une autre structure que leur collectivité d’origine.
Pour faire augmenter ces chiffres, « la réponse n’est pas de nature statutaire, mais relève de la gestion des ressources humaines », observe Philippe Laurent, président du Conseil supérieur de la fonction publique territoriale. Les collectivités, confrontées à la problématique du reclassement de certains de leurs agents, sont de plus en plus nombreuses à s’emparer des outils développés dans le cadre de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences. Elles incitent les fonctionnaires à une mobilité interne, éventuel prélude à un changement d’établissement ou de fonction publique.
Néanmoins, certaines idées pragmatiques méritent d’être creusées : « Par rapport au secteur privé, les collectivités ne sont pas très familières de l’accompagnement à la mobilité, par exemple en offrant une aide au déménagement ou à l’installation de la famille de l’agent », développe Olivier Ducrocq, directeur général des services du centre de gestion du Rhône. Autre piste concrète : pourquoi ne pas étendre à d’autres cadres d’emplois que celui d’administrateur territorial l’obligation faite d’une période de mobilité afin de bénéficier d’un avancement de grade ?
Les écueils – La plupart des freins statutaires ont été levés grâce à la refonte des corps de l’Etat, inspirée du système des cadres d’emplois de la territoriale. Reste désormais à convaincre les agents, encore souvent inquiets de changer de poste, de métier ou d’employeur.
6/ Mobiliser les crédits de droit commun pour les quartiers
Le diagnostic – Conséquence de la diminution constante des moyens de l’Etat, les crédits spécifiques de la politique de la ville sont devenus la principale source de financement de l’action publique menée dans les territoires dits « prioritaires ». Mais face à la situation socio-économique catastrophique de ces quartiers, la seule politique de la ville n’est pas en mesure de suppléer aux insuffisances des politiques sectorielles.
Le dispositif – C’est un coup de gueule que l’ancien maire de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), Claude Dilain, président d’honneur de l’association Ville et banlieue (AMVBF), pousse régulièrement. « Pourquoi n’y a-t-il pas d’agence Pôle emploi à Clichy alors que le taux de chômage y est deux fois plus important qu’ailleurs sur le territoire national ? » Pas d’agence de la caisse d’allocations familiales (CAF) non plus, juste une antenne, « laquelle n’est pas payée par le ministère des Affaires sociales, mais avec les fonds de la politique de la ville », s’insurge-t-il. L’anecdote a valeur de symbole. Car dans nombre de quartiers situés en zone urbaine sensible, les services publics manquent à l’appel. En cause : le désengagement progressif des politiques de droit commun et la prédominance, par défaut, des crédits spécifiques de la politique de la ville.
Dans ce contexte, les élus locaux font cause commune et demandent depuis longtemps le retour de l’Etat dans les quartiers, réclamant une véritable politique interministérielle et la « territorialisation » des moyens. Une expérimentation en cours sur la future contractualisation entre l’Etat et les collectivités a fait une priorité de la mobilisation des politiques de droit commun. Son éventuel succès conditionnera l’engagement des ministères. Cette revendication faisait partie des 120 propositions présentées par l’AMVBF dans le cadre de la campagne présidentielle. Un message à nouveau relayé-, le 3 avril, dans le manifeste porté par l’AMVBF avec les associations des maires de grandes villes et des communautés urbaines (AMGVF et Acuf).
Les écueils – Si le contexte d’austérité freine tout redéploiement des moyens, les professionnels déplorent surtout le manque de volontarisme politique concernant le traitement des banlieues.
« La fonction publique territoriale a été l’une des grandes erreurs de la décentralisation », selon Jean Viard
Lire l’interview de Jean Viard, sociologue et vice-président de la communauté urbaine Marseille Provence Métropole, qui donne sa vision de la réforme territoriale. Un entretien garanti sans langue de bois !
Cet article est en relation avec le dossier
Thèmes abordés