Son grand-père était maire d’un village dans la région de Boulogne-sur-Mer (Nord). Devenu journaliste à « Témoignage chrétien », l’hebdo aujourd’hui disparu des cathos de gauche, Luc Chatel est allé régulièrement à la rencontre des édiles des villes et des campagnes. Implanté à Saint-Etienne depuis quelques années, il a assuré la correspondance du « Monde » avant de basculer de l’autre côté du miroir. Militant du service public, il a passé, à la veille de la cinquantaine, le concours de rédacteur territorial. Après l’avoir réussi, Luc Chatel a intégré le service de la communication d’une commune de 7 000 habitants de l’agglomération stéphanoise, La Talaudière, qu’il dirige depuis un an.
L’homonyme de l’ancien ministre de l’Education nationale publie, ce printemps, un livre à mi-chemin entre l’enquête et l’essai : « Qui veut la peau des maires de France ? » (1). Un an après l’incendie criminel perpétré contre le domicile du premier magistrat de Saint-Brévin et le traquenard dans lequel a failli périr la femme de l’élu de L’Haÿ-les-Roses durant les émeutes de l’été 2023, le tableau n’est pas très réjouissant. « Pendant longtemps, le mandat de maire se résumait à deux mots : passion et vocation. Aujourd’hui, c’est : agressions et démissions », s’alarme Luc Chatel. Point de doute, pour l’auteur : « Le maire est devenu, à la fois, l’objet du mépris de l’Etat et des colères des Français, dont il a pourtant été l’élu préféré. » De l’inflation des normes aux citoyens consommateurs, Luc Chatel met en lumière les phénomènes qui empoisonnent la vie des édiles. Un livre qui résonne, en creux, comme une ode à la commune et la République au village.
Au-delà des agressions, très médiatisées, de Saint-Brévin et L’Haÿ-les-Roses, quelles sont les affaires les plus graves, les plus emblématiques, à l’origine du blues des maires ?
A Plougrescant, dans les CĂ´tes-d’Armor, Anne-ÂFrançoise ÂPiĂ©dallu a reçu des menaces de mort. Elle a dĂ©couvert, Ă deux reprises, que sa voiture avait Ă©tĂ© trafiquĂ©e : d’abord, une roue a étĂ© ÂdesserrĂ©e, puis les quatre freins de son ÂvĂ©hicule ont Ă©tĂ© sectionnĂ©s.
A Rezé, ville de 43 000 habitants près de Nantes, le maire Hervé Neau a été retrouvé pendu dans la mairie. Durant plusieurs semaines, il avait été la cible d’un corbeau qui lui avait envoyé, ainsi qu’à des membres de sa famille, à  des élus et à un journaliste, des courriers diffamatoires sur sa vie privée. Avant de se suicider, Hervé Neau a laissé sur son bureau de maire une lettre manuscrite dans laquelle il expliquait que ce harcèlement était l’unique raison de son geste.
A Ledeuix, dans les PyrĂ©nĂ©es-ÂAtlantiques, le maire, Bernard ÂAurisset, a un profil de battant. Cet ancien joueur de rugby, cadre supĂ©rieur dans une très grande entreprise, a quittĂ© son travail pour se consacrer Ă sa commune de 1 000 habitants. Mais il s’est retrouvĂ© face Ă un mur : celui de l’Etat, qui l’a lâchĂ© quand il a voulu reconstruire son Ă©cole incendiĂ©e et lorsqu’il a dĂ» faire face Ă un habitant agressif qui l’a frappĂ© et mis Ă terre devant ses petits-enfants. Cette personne s’est rĂ©vĂ©lĂ©e ĂŞtre un important trafiquant de drogue, suivi par la gendarmerie et la justice, mais ces dernières n’avaient pas cru bon d’informer le maire de sa dangerositĂ©. ÂBernard Aurisset m’a confiĂ© avoir connu de vrais moments de dĂ©couragement.
De quoi toutes ces agressions sont-elles le nom ?
Elles rĂ©vèlent une dĂ©sacralisation du maire. Didier ÂDemazière et RĂ©mi Lefebvre ont rĂ©cemment publiĂ© un livre sur ces « Ă©lus dĂ©classĂ©s ». Le deuxième avait lancĂ© un signal d’alerte au lendemain des Ă©lections municipales de 2020. Il avait publiĂ© une Ă©tude qui dĂ©montrait que l’abstention touchait les municipales comme elle avait atteint les autres scrutins, Ă l’exception de la prĂ©sidentielle. On peut aussi citer une Ă©tude de 2017, selon laquelle la moitiĂ© des Français ne connaissent pas le nom de leur maire.
A un niveau plus global, ces agressions révèlent une montée de l’individualisme et de l’agressivité dans la société. De plus en plus de Français considèrent leur rapport à la politique par le seul prisme de la défense de leurs intérêts particuliers, sans aucun égard pour l’intérêt général. Ce sont eux que je nomme les citoyens consommateurs. Et de nombreuses études révèlent que, depuis le Covid, les Français sont devenus bien plus agressifs et impatients dans tous les domaines de la vie quotidienne.
Dans quelle mesure les règles de la transparence entravent-elles, selon vous, la mission des maires ?
L’Etat et les parlementaires ont voulu agir sur la question des conflits d’intĂ©rĂŞts juste après l’affaire ÂCahuzac, en crĂ©ant, en 2013, la Haute AutoritĂ© pour la transparence de la vie publique et en votant une loi sur la transparence de la vie publique.
Or cette dernière, et la jurisprudence qui a suivi, a abouti Ă des dĂ©rives qu’illustre par exemple la question du dĂ©port. Ce principe veut qu’un Ă©lu local membre du bureau d’une association ne participe pas au vote de l’attribution d’une subvention Ă l’association dont il fait partie. Ainsi, Jean-Marc Lacroix, le maire d’Uzech-les-Oules, dans le Lot, a Ă©tĂ© condamnĂ© en 2018 pour prise ÂillĂ©gale d’intĂ©rĂŞts parce qu’il avait votĂ© une subvention de 250 euros Ă une association de poterie.
Le Âprocureur avait requis trois mois de prison et deux ans d’inĂ©ligibilitĂ© ! Par la suite, le juge a exigĂ© du maire, ou de l’adjoint, qu’il ne vote pas l’attribution de la subvention et sorte de la salle du conseil au moment du vote. ÂBeaucoup de maires ne connaissent toujours pas cette obligation.
En quoi l’Etat met-il des bâtons dans les roues des maires ?
Tous dĂ©plorent un manque de consultation de l’Etat lorsqu’il Ă©labore des lois les concernant au premier chef. C’est le cas pour la loi de 2005 en faveur de l’accessibilitĂ© des personnes handicapĂ©es. Aucun Ă©dile ne discute bien sĂ»r cet objectif. Mais la mise en œuvre de ce texte est quasi impossible pour beaucoup d’entre eux, car ils n’en ont ni les moyens techniques, ni financiers. Les services prĂ©fectoraux pourraient bien les accompagner, mais ce n’est pas le cas. RĂ©sultat : alors que les objectifs de la loi « handicap » devaient ĂŞtre atteints en 2015, Ă peine la moitiĂ© a Ă©tĂ© ÂrĂ©alisĂ©e en 2024.
La loi « Notre » de 2015 suscite aussi la colère des maires contre l’Etat. Ce texte a obligĂ© les communes Ă intĂ©grer des Ă©tablissements publics de coopĂ©ration intercommunale (EPCI), qui sont parfois tellement Ă©tendus et regroupent tant de communes que de nombreux Ă©diles n’arrivent plus Ă faire entendre leur voix. Or, ce sont souvent ces maires de petites Âcommunes rurales qui cumulent dĂ©jĂ de nombreux problèmes par Âailleurs. Cette loi a aussi forcĂ© les communes Ă cĂ©der aux EPCI certaines de leurs compĂ©tences (eau, dĂ©chets, tourisme…). En plus d’une baisse de moyens, les maires dĂ©noncent une rĂ©duction de leur capacitĂ© Âd’action. On arrive donc Ă ce double constat selon lequel les maires se font Âbeaucoup plus agresser qu’avant, et souvent bien plus violemment, alors mĂŞme qu’ils ont moins de pouvoirs qu’avant. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils sont de plus en plus Ânombreux Ă dĂ©missionner.
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