C’est un « Olni ». Un objet livresque non identifié à base de photos, de bande dessinée et de textes. L’œuvre de Vincent Jarousseau, devenu journaliste globe-trotter de la France périphérique au terme d’une première vie d’élu municipal PS dans le 14e arrondissement de la capitale. Après deux premiers livres sur les villes RN et sur Denain, cité du Nord en proie à une paupérisation massive, l’auteur montre le quotidien des « Femmes du lien » (éd. Arènes, septembre 2022). Des auxiliaires de vie sociale, aides-soignantes et autres assistantes maternelles que l’on a retrouvées sur les ronds-points parmi les « gilets Jaunes ». Des femmes qui se sont aussi portées en première ligne face au Covid-19 lors du grand confinement du printemps 2020.
Sans pathos, ni grand discours, Vincent Jarousseau suit à la trace huit d’entre elles. Son récit met en lumière un secteur médicosocial qui représente près d’un emploi féminin sur quatre. Beaucoup de ces femmes courage dépendent d’un département, d’un centre communal d’action sociale ou du secteur associatif à but non lucratif financé par les collectivités territoriales. Toutes, loin s’en faut, n’ont pas bénéficié des primes introduites par le Ségur de la santé. Les aides à domicile, qui mettent en moyenne quinze ans pour atteindre le Smic, ne disposeront pas d’une loi sur le grand âge. Une réforme élevée au rang de grande cause du premier quinquennat Macron, mais in fine enterrée. « On va avoir une loi pour mourir dans la dignité, très bien. Mais il n’y a toujours rien pour vivre ces dernières années dans la dignité. Cela ressemble à des choix économiques un peu douteux », tacle Vincent Jarousseau, au moment de présenter son portrait au féminin des classes populaires.
Pourquoi avez-vous fait le choix de suivre des « femmes du lien » vivant dans la France périphérique et en banlieue parisienne ?
Pour montrer deux réalités très différentes. D’un côté, nous avons des femmes qui sont nées et ont passé toute leur vie dans l’Avesnois (Nord). Elles sont visibles et souvent investies dans le secteur associatif. L’une d’entre elles, Valérie, technicienne de l’intervention sociale et familiale, siège au conseil municipal. Ces femmes tiennent à bout de bras ces campagnes désindustrialisées du bout de la diagonale du vide. Elles font vivre leur village, à l’instar de celles qui travaillent au salon de coiffure et chez l’esthéticienne. Ces commerces sont souvent les seuls. C’est le dernier lieu où l’on cause quand les cafés ont disparu. Les hommes ont perdu leur place centrale. Ils ne travaillent plus dans l’usine du coin, mais plus loin. Ils sont routiers ou sont envoyés sur des chantiers dans toute la région, quand leurs compagnes incarnent le service public.
De l’autre côté, les femmes du lien que j’ai suivies en région parisienne sont invisibles, noyées dans la masse. Elles représentent le back-office de la société. Leur absence, la plupart du temps, de diplôme de l’enseignement supérieur les distingue des femmes CSP+, très présentes dans la capitale. La plupart ne sont pas nées en France. Mais elles partagent beaucoup de points communs avec leurs collègues de la France périphérique. Leur vocation est née en s’occupant de grands-parents ou de personnes âgées de leur voisinage. Toutes savent ce qu’elles veulent. Leur mot d’ordre ? Une femme ne doit pas dépendre d’un homme !
Se sentent-elles méprisées ?
Les aides à domicile ont l’impression d’être vues comme de simples femmes de ménage, alors qu’elles assurent la toilette et l’habillement des personnes âgées, font leurs courses, mettent en ordre leur maison, préparent les repas, sortent le chien… Chez les aides à domicile, le taux d’accident du travail, c’est-à-dire, dans leur cas, d’usure professionnelle, est 2,5 fois plus élevé que chez les ouvriers du BTP.
Elles ont beau être soutenues par leurs employeurs, principalement issus des associations du secteur non lucratif, elles restent tributaires de tarifs horaires fixés dans le cadre de l’allocation personnalisée d’autonomie, qui varient fortement d’un département à un autre. Dafna Mouchenik, responsable de LogiVitae (entreprise d’aide et de maintien domicile à Paris, ndlr), le dit à ses auxiliaires de vie : « Il faut qu’on se dépatouille avec 19,67 euros par heure. Avec ça, il faut payer vos salaires qui sont très bas, la TVA, les cotisations, les bureaux et les permanents… »
Votre livre permet aussi de découvrir des métiers méconnus du grand public, comme celui que Valérie exerce à Fourmies, dans le Nord : technicienne de l’intervention sociale et familiale…
Elle intervient pour venir en aide aux familles en difficulté. Sa mission se situe à mi-chemin entre les métiers d’éducatrice et d’aide à domicile. Elle n’est pas là pour faire à la place des familles, mais pour faire avec elles. Valérie emmène les enfants à la bibliothèque municipale. Elle va se promener avec la famille. Dans les cas de divorces douloureux, elle tente de préserver le lien entre les enfants et chacun des parents.
Valérie a son boulot chevillé au corps. « Même quand j’ai fait mon cancer, j’ai continué à travailler », dit-elle. Son rôle de travailleuse sociale est tout à fait essentiel. Il demande à la fois beaucoup de recul et d’intelligence affective. Hélas, il n’est guère reconnu. Des élus départementaux l’ignorent. Les techniciennes de l’intervention sociale et familiale ne sont que 8 000 dans toute la France.
Les politiques sociales fonctionnent-elles bien dans un territoire en difficulté comme le Nord ?
Dans le plus gros département de France, devant Paris ou la Seine-Saint-Denis, 5 500 enfants sont placés chez des assistantes familiales dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Au regard de la population totale, cela représente un taux trois fois supérieur à la moyenne nationale. L’ASE du Nord s’est beaucoup professionnalisée depuis les années 1970, où certaines familles accueillaient jusqu’à une dizaine d’enfants placés. Sa responsable est une professionnelle aguerrie. Mais ce mastodonte doit faire face à des défis sociaux et économiques considérables.
Depuis l’arrivée de la droite à la tête du conseil départemental, en 2015, des « social impact bonds » (obligations à impact social, ndlr) sont financés par des entreprises privées. Ils visent à davantage évaluer ces politiques afin d’éviter un grand nombre de placements en faisant appel à des psychologues ou des sociologues. Cette méthode a échoué au Royaume-Uni, où elle a été expérimentée. L’aide sociale à l’enfance ne peut être vue sous le seul angle de la performance. Le facteur humain ne rentre pas forcément dans les grilles d’évaluation. Il est important que les assistantes familiales aient leur mot à dire lorsque sont prises des décisions pour les enfants qu’elles accueillent. Or ce n’est pas toujours le cas. Des fonctionnaires du conseil départemental ont parfois tendance à les noyer sous les sigles et les procédures, plutôt qu’à leur demander leur avis.
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