Une tâche noire, en lieu et place de la Pyramide du Louvre, du viaduc du Millau, ou même de votre nouvel hôtel de ville réhabilité…Voila à quoi ressembleraient réseaux sociaux, blogs et même sites officiels de nombreuses associations et communes, si le droit d’auteur était réellement respecté.
Car le panorama français n’est pas libre de droits. Le code de la propriété intellectuelle interdit de reproduire et publier l’image d’une œuvre d’art sans l’autorisation des ayants droit, jusqu’à 70 ans après la mort de l’artiste. Beaucoup d’oeuvres architecturales et de sculptures contemporaines, pourtant au coeur de l’espace public, sont concernées. Interdit donc, de diffuser leurs de photographies sur un flyer, dans un magazine local, sur une carte postale…Et sur Internet.
Même si la photo n’est pas commercialisée, l’aval de l’auteur est nécessaire, moyennant en théorie rémunération.
Loi méconnue et peu respectée
Une situation « absurde » et «inadaptée aux usages de la société numérique » clament depuis plusieurs années de nombreux élus et acteurs du web, en première ligne la fondation Wikimedia.
« L’interdiction est très peu connue du grand public », note Nathalie Martin, directrice exécutive de Wikimedia France. Les touristes postant leurs photos de vacances sur Facebook se retrouvent ainsi en infraction. De même que les photographes amateurs, partageant des images sur des blogs ou Flickr. Tous sont passibles de trois ans de prison et de 300 000 euros d’amende.
« Beaucoup de communes sont aussi dans le flou artistique » assure Isabelle Attard, députée écologiste du Calvados. « En voulant promouvoir leur patrimoine, certains élus agissent dans l’illégalité la plus totale, sans même en avoir conscience. »
Réformer le droit d’auteur ?
La jurisprudence offre quelques possibilités. Les photographies dans lesquelles l’oeuvre n’est pas le sujet principal, mais apparaît en arrière plan ou de manière accessoire, peuvent échapper au droit d’auteur. Un touriste devant un monument ? Un président de région sur une place accueillant une statue ? « Chaque contentieux est évalué au cas par cas, il y a une vraie insécurité juridique », regrette Nathalie Martin, réclamant «une exception au droit d’auteur, comme il en existe dans 80 % des pays européens ».
« Les artistes ont bâti leurs œuvres dans la rue. Ils ont touché une rémunération, souvent financée par des fonds publics. Pourquoi le citoyen, la collectivité, devraient-ils payer une seconde fois pour en profiter ? », plaide-t-elle.
La fondation aimerait intégrer à son encyclopédie Wikipédia et à sa médiathèque « tout un pan de la culture contemporaine française, qui mériterait d’être accessible ». Des articles sur Le Havre ou Saint-Lô par exemple, villes reconstruites après la guerre, « ne peuvent être illustrés que partiellement ».
« Empêcher les gens de partager leurs photos au nom du droit d’auteur revient à privatiser l’espace public », accuse de son côté Isabelle Attard.
« Un non-sujet » pour les ayants droit
« Nous n’attaquons jamais les particuliers. Pour nous, c’est un non sujet », réplique Thierry Maillard, directeur juridique de la société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques (ADAGP), principal représentant des ayants droits. Il assure n’avoir « aucun problème avec Wikipédia » mais uniquement avec la licence Creative Commons by share-alike qui régit son contenu, et permet la libre réutilisation des images, y compris dans un but commercial. « Nous refusons que des multinationales comme Google, ou des entreprises, puissent exploiter les images sans que les auteurs soient justement rétribués », lance-t-il.
Si les particuliers sont rarement enjoints de retirer leurs photos, « il suffirait qu’une image fasse le buzz pour qu’un contentieux éclate » insiste Nathalie Martin. Les collectivités sont elles régulièrement rappelées à l’ordre.
Selon Pierre-Carl Langlais, doctorant en sciences de l’information, les droits d’auteur sont pourtant « très peu rémunérateurs ». Le chercheur estime que les flux financiers représentent entre 1 et 4 millions d’euros annuels, très inégalement répartis entre « grandes stars » et « petits » architectes. Pour lui, « les retombées en termes de visibilité et de rayonnement sont bien plus intéressantes pour les artistes ».
Feuilleton juridique et solution de compromis
Une directive européenne de 2001 (2001/29/CE) prévoit l’exception de panorama, de manière optionnelle. D’abord annoncée dans l’avant-projet de loi d’Axelle Lemaire, la disposition avait été abandonnée sous la pression des ayants droit, puis remise au goût du jour par Wikimédia lors de la consultation publique.
En janvier, plusieurs députés dont Isabelle Attard et Christian Paul (PS) déposaient à l’Assemblée des amendements autorisant la reproduction et la diffusion d’œuvres architecturales et de sculptures « placées en permanence sur la voie publique ». C’est finalement l’amendement de compromis porté par le rapporteur Luc Bélot (PS) qui avait été adopté, limitant l’exception aux images « réalisées par des particuliers, à des fins non lucratives ».
Dernier rebondissement : le 6 avril, en commission des lois, les sénateurs modifiaient le texte avec l’amendement de Colette Mélot (LR), accordant une semi-liberté de panorama aux particuliers et aux associations, « à l’exclusion de tout usage à caractère directement ou indirectement commercial ».
Inapplicable sur Internet
« Le texte est inutilisable », s’insurge Nathalie Martin. « Sur Internet, la frontière entre commercial et non-commercial est très difficile à définir ». Blogs qui accueillent des bannières publicitaires, pages hébergés par des entreprises…la plupart des sites sont indirectement commerciaux. Sur les réseaux sociaux, la possible réutilisation commerciale des images est d’ailleurs validée par les utilisateurs au moment de l’ouverture du compte, en acceptant les conditions d’utilisation.
« La nouvelle formulation est encore pire, le terme “commercial” étant plus large que celui de “lucratif”», déplore Lionel Maurel, juriste et blogueur alias Calimaq. « Une association peut se livrer à des activités commerciales, tout en restant à but non lucratif si elle ne réalise pas de profit ».
De plus, il sera toujours impossible de télécharger une image sur Wikipédia avec une licence CC by sa. « Ouvrir la porte à l’usage commercial est le seul moyen de rendre l’exception compatible avec le monde numérique », affirme le juriste.
Contradiction
« Plus grave encore » pour Wikimédia, l’apparition dans le projet de loi Création d’une disposition particulièrement liberticide, stipulant : « l’utilisation à des fins commerciales de l’image des immeubles qui constituent les domaines nationaux (…) est soumise à l’autorisation préalable du gestionnaire », sans exclure une éventuelle contrepartie financière. « Cela concerne des bâtiments tombés depuis longtemps dans le domaine public, comme le Château de Versailles, que nous devrions alors retirer de Wikipédia », rage Nathalie Martin. Auditionnée au Sénat devant la commission des lois, Axelle Lemaire a elle-même souligné la contradiction entre cet article et son texte.
La question sera de nouveau abordée lors du débat en séance au Sénat, du 26 au 28 avril. La probabilité d’un vote en faveur d’une liberté de panorama est infime. Reste à savoir si la restriction introduite en commission sera maintenue ou non. Interrogée à ce sujet par la commission des lois, Axelle Lemaire avait rappelé que la liberté de panorama était en vigueur ailleurs en Europe et s’était interrogée, renvoyant pour la réponse au débat en séance : « Faut-il s’adapter aux usages ? »
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