Les spécialistes parlent de Facteurs organisationnels et humains (FOH), en les complétant éventuellement d’un caractère social (FSOH). Le sujet est bien connu de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de l’Institut national de sûreté et de radioprotection (IRSN). « Longtemps, l’homme a été considéré comme le point faible de la sûreté des centrales nucléaires, celui par qui arrivaient les défaillances techniques, remarque l’ASN. Mais cette vision a évolué. On considère aujourd’hui que les exploitants doivent s’appuyer sur les personnels – leurs capacités d’adaptation, d’interrogation et de réaction face aux situations imprévues – afin d’en faire un maillon essentiel de la sûreté. »
Les CLI s’emparent des FOH – Les commissions locales d’information (CLI) ont, elles, commencé à s’y intéresser tardivement, il y a seulement un an, alors que 70 % des problèmes dans une centrale ont pour origine un FOH et que celui-ci a souvent sa part dans les 30 % liés à la technique. « Sans doute car le facteur humain est plus difficile à aborder que l’aspect technique », commente le vice-président de l’Association nationale des CLI (ANCCLI), Pierre Gaillard, par ailleurs secrétaire de la CLI de Golfech (Tarn-et-Garonne).
Celle-ci, faisant office de pionnière, a profité d’une visite décennale en 2012 pour commander une expertise, dont les résultats ont été présentés le 18 juin 2013 à Paris, lors d’un séminaire organisé par l’ANCCLI et l’IRSN. L’occasion d’échanges animés entre spécialistes de la sûreté, exploitants (EDF, Areva et CEA) et la soixantaine de membres venus d’une vingtaine de CLI – Chinon (Indre-et-Loire), Gravelines (Nord), Blayais (Gironde) ou encore Chooz (Ardennes).
« Une paresse de la pensée » – Coauteur du rapport, Henri Fanchini, un spécialiste en « ingénierie des facteurs humains », y critique l’organisation des centrales, la qualifiant « d’hyper complexe », décrivant « un système où les procédures accumulées font perdre les finalités de l’action et la capacité de réponse aux aléas » et dans lequel « personne ne peut prétendre seul avoir une vision globale de l’ensemble ». Ce qui, selon lui, « augmente le risque de loupés ».
Il souligne aussi une « ironie de l’automatisation : plus elle se développe, plus on pratique le couper-coller, plus on perd le savoir-faire par une sorte de paresse de la pensée. Or, dans le nucléaire, il ne faut jamais baisser la garde. »
Bureaucratie vs intelligence – Il s’étonne, à la lecture de la quasi-totalité des témoignages de salariés d’EDF recueillis pour l’étude, que Fukushima « n’ait rien changé à la manière de travailler », sinon en « rajoutant des couches de procédures ». Cela « nous interroge sur la façon dont la pensée circule dans cette entreprise », lâche-t-il. Et il perçoit derrière ces commentaires le fruit d’une « bureaucratie venant se substituant à une intelligence incarnée ».
La sous-traitance en débat – Il juge risqué le recours massif à la sous-traitance – EDF emploie quelque 20 000 prestataires, en particulier pour les opérations de maintenance de ses réacteurs. Un point d’ailleurs soulevé par l’ASN dans son rapport de décembre 2011 sur les Evaluations complémentaires de sûreté (ECS) : « EDF n’a pas suffisamment démontré que le champ des activités sous-traitées, en termes de types d’activités considérés et de compétences internes préservées, est compatible avec la pleine responsabilité d’exploitant en matière de sûreté et de radioprotection. »
« La sous-traitance n’est pas le maillon faible de la sûreté, tempère toutefois un inspecteur de l’ASN, Eric Gaucher. C’est un élément à prendre en considération quand on parle de FOH mais il ne faut pas y voir un aspect négatif. »
« Imaginez… » – Militant antinucléaire et membre de la CLI de Paluel et Penly (Seine-Maritime), Alain Correa s’indigne, lui, des conditions de travail et de vie des sous-traitants, « des gens mal payés, mal considérés, mal formés, qui viennent là vite fait sans connaître les installations. » Il évoque l’accident intervenu le 5 avril 2012 à Penly « à la suite de la fausse manipulation d’un opérateur, et c’était un salarié pur sucre EDF. Alors, imaginez un sous-traitant… »
Ingénieur EDF et ancien directeur de la centrale de Golfech, Philippe Mercel dénonce au contraire « le fantasme des prestataires du nucléaire et les idées reçues ».
L’art de gérer une centrale – Lorsque survient un accident, « on recherche le coupable sans s’interroger sur le processus ayant conduit à cette situation, déplore la physicienne Monique Sené, vice-présidente du conseil scientifique de l’ANCCLI et membre de plusieurs CLI (Saclay, Fessenheim, La Hague). Alors que l’erreur peut résulter d’un programme mal conçu par un ingénieur, d’une fiche mal rédigée ou mal comprise par celui qui s’est trompé de bouton car elle la lui a mal été expliquée. »
« C’est un art de bien gérer une centrale, assure-t-elle, et il faut que les hommes et les femmes qui y participent sachent à quoi ils peuvent s’attendre. »
Lanceur d’alerte – La spécialiste se félicite donc de la récente adoption, en avril 2013, d’une loi sur le droit d’alerte en matière de santé publique et d’environnement. Ce texte protège « toute personne physique ou morale (rendant) publique une information concernant un fait (faisant) peser un risque grave sur la santé publique ou sur l’environnement ».
« Le lanceur d’alerte peut être un élément clé du dispositif de sûreté, approuve Eric Gaucher. Bien mener le retour d’expérience, c’est laisser à l’ensemble des acteurs, dont les prestataires, la possibilité de s’exprimer sur les difficultés qu’ils ont pu rencontrer pour l’exercice de leur mission. »
« Ce lanceur d’alerte peut tout aussi bien être un prestataire, par exemple un rondier qui, en remontant des informations, pourra faire progresser la sûreté », suggère Monique Sené. Elle se garde néanmoins de tout optimisme, « car, qui l’écoutera, celui-là… »
De chères études
Vice-président de l’ANCCLI, ancien ingénieur sûreté chez EDF, aujourd’hui retraité, Pierre Gaillard regrette d’observer chez son ex-employeur un « discours d’entreprise sur le registre de l’autosatisfaction, imprégné d’une idéologie susceptible de masquer des dysfonctionnements ». Et il encourage l’ensemble des CLI à suivre l’exemple de Golfech en lançant des expertises sur les FOH. « Si les 30 CLI s’engageaient dans une telle démarche, on aurait des résultats plus significatifs qu’avec notre seule étude », souligne-t-il.
Mais les études constituent des dépenses importantes pour des CLI aux faibles moyens. Mieux dotée que bien d’autres, Golfech a investi 30 000 euros sur celle concernant les FOH, auxquels s’ajoute une somme identique pour une expertise technique celle-là. Soit 60 000 euros, sur un budget annuel de 150 000. Ce qui semble hors de portée de nombre de CLI.
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