1 – Une monnaie locale, c’est quoi ?
Quelle définition retenir ?
C’est un outil d’échange, contre des biens ou des services, sur un territoire, entre des utilisateurs et des prestataires membres d’un réseau. Ils s’engagent à respecter un ensemble de valeurs sociales et éthiques.
Si Philippe Derudder choisit les termes de « monnaies locales complémentaires » pour « permettre à chacun de choisir les valeurs qu’il souhaite soutenir à travers cet outil et ne pas ainsi enfermer », Marie Fare préfère parler de « monnaies locales sociales et complémentaires », dans le souci « d’englober toutes les situations et souligner d’emblée la finalité de lien social ».
Quant au mot « complémentaire », il indique que les monnaies locales n’ont pas vocation à se substituer à l’euro, mais à circuler en parallèle à la monnaie officielle. D’ailleurs, les monnaies locales sont indexées à l’euro. Par exemple, 1 abeille (nom donné à la monnaie locale à Villeneuve-sur-Lot) vaut 1 euro.
A quoi ça sert ?
Pour Philippe Derudder, c’est « la question clef. Il est essentiel qu’un groupe, dĂ©sireux de crĂ©er une monnaie locale, passe par cette rĂ©flexion ». Car la monnaie locale n’est pas une fin en soi, mais un moyen. Un moyen pour que « le citoyen « de base » se rĂ©approprie – avec sagesse – l’outil monĂ©taire dont il a Ă©tĂ© coupĂ© depuis que sa crĂ©ation a Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©e aux banques privĂ©es et que l’indĂ©pendance a Ă©tĂ© donnĂ©e aux banques centrales. En rĂ©sumĂ©, c’est un acte dĂ©mocratique. »
Marie Fare dĂ©fend Ă©galement tout l’intĂ©rĂŞt de ce mouvement d’éducation populaire : « On assiste Ă une reconquĂŞte de l’outil monĂ©taire par les citoyens qui sont amenĂ©s Ă donner du sens Ă leurs actes d’achat et Ă s’interroger sur la circulation monĂ©taire, la destination des euros et ce qu’ils financent comme, par exemple, l’industrie de l’armement ».
Plus concrètement, nos deux interlocuteurs présentent les autres avantages de cet outil d’échange pas comme les autres :
- Favoriser l’ancrage local : les monnaies locales permettent de relocaliser les activités économiques, de reconstruire des filières locales, et donc de dynamiser le commerce d’un territoire, puisque leur usage est territorialisé. Comme il n’a de valeur qu’au sein d’une certaine communauté, cet outil d’échange ne risque pas de fuir à l’extérieur de leur territoire. Les petits commerces de proximité, les producteurs locaux, ou encore les circuits courts, sont privilégiés, l’idée étant également de redonner une souveraineté alimentaire à un territoire.
Par ailleurs, les monnaies locales sont, le plus souvent, des monnaies fondantes (c’est-Ă -dire qu’elles perdent de leur valeur au fil du temps) ; personne n’a donc intĂ©rĂŞt Ă les garder pour spĂ©culer. En un mot : circulez ! - CrĂ©er du lien social : la mise en place d’une monnaie locale est un projet collectif qui implique que les adhĂ©rents d’un rĂ©seau apprennent Ă « faire ensemble », si possible dans la convivialitĂ©. Elle permet ainsi de souder une communautĂ© autour d’un système d’échange commun, ce qui est vecteur de cohĂ©sion sociale. Et, pour en avoir fait l’expĂ©rience, quand on sort de son portefeuille un billet autre qu’estampillĂ© en euro, ça dĂ©clenche l’échange !
- DĂ©fendre une Ă©thique : les prestataires d’une monnaie locale s’engagent Ă respecter une certaine Ă©thique, qu’elle soit Ă©cologique ou sociale. En clair, on sait « oĂą va l’argent » : dans un rĂ©seau de l’Economie sociale et solidaire en conformitĂ© avec un dĂ©veloppement humain soutenable.
Michel Lepesant, cofondateur de « la mesure », la monnaie locale de Romans-sur-Isère, le confirme : « contrairement à notre monnaie locale, l’euro n’a pas d’odeur, c’est du fric qui accepte d’être un moyen d’échange n’importe où, avec n’importe qui, pour n’importe quoi. Le même euro qui peut permettre aujourd’hui d’acheter une pomme bio produite localement par un jeune producteur en installation peut très bien permettre, demain, de rémunérer au noir un travailleur exploité à produire dans des conditions sanitaires indécentes des produits inutiles ».
Par ailleurs, les euros convertis en « mesures » sont rĂ©affectĂ©s, via le fonds d’Ă©pargne collectif. Ce fonds, gĂ©rĂ© selon les principes de l’ESS, reprĂ©sente Ă terme un rĂ©el levier de rĂ©appropriation par les citoyens de la question monĂ©taire.
Mais il est aussi un levier quantitatif, en raison des ressources financières qu’il mobilise. Le Chiemgauer allemand, par exemple, représente 500 000 €, fléchés vers des activités locales socialement utiles, qu’elles soient commerciales ou non marchandes.
Quelles différences avec l’Euro ?
Pourquoi, en effet, avoir recours à une monnaie locale, au lieu de notre monnaie européenne, pour acheter des produits pourtant éthiques et locaux, comme, par exemple, des légumes biologiques en direct à la ferme ? Une question essentielle que s’est posée Frédéric Bosqué, coordinateur du SOL-Violette à Toulouse et à laquelle il apporte ces réponses :
Premièrement, il faut savoir que 97 % des transactions en monnaies « officielles » circulent dans les sphères spĂ©culatives et seulement 3 % dans l’économie rĂ©elle. Contrairement aux transactions en monnaies locales qui, elles, « voyagent » Ă 100 % dans l’économie rĂ©elle. Par ailleurs, pour chaque euro qu’elles stockent, les banques commerciales multiplient par 12 leurs capacitĂ©s de crĂ©dit, ces fonds alimentant quasi exclusivement la sphère financière. Les euros Ă©changĂ©s contre des monnaies locales ne sont, eux, destinĂ©s qu’à l’Economie sociale et solidaire.
Autre argument : environ 85 % de la monnaie « officielle » en circulation est une monnaie de crĂ©dit qui, par dĂ©finition, pousse Ă l’endettement des citoyens, des entreprises et des collectivitĂ©s. La monnaie locale, elle, permet de nous dĂ©sendetter collectivement, puisque son usage fait de l’euro une monnaie permanente qui tournera indĂ©finiment dans un rĂ©seau, en crĂ©ant de la richesse sans refinancement par un nouveau crĂ©dit.
Enfin, le caractère fondant de pratiquement toutes les monnaies locales complĂ©mentaires empĂŞche la thĂ©saurisation et encourage la circulation, ce qui est bĂ©nĂ©fique pour sa circulation et de fait pour la crĂ©ation d’une richesse locale et durable.
Est-ce une invention récente ?
Dans son dernier ouvrage (1), Bernard Lietaer, l’un des architectes originels de l’ECU, le mĂ©canisme qui a menĂ© Ă la monnaie unique europĂ©enne, fait remonter les monnaies locales complĂ©mentaires Ă l’époque des Pharaons, entre 3 000 et 1 000 ans avant JĂ©sus-Christ. Les Egyptiens commerçaient ainsi, pour le lointain, avec des monnaies faites de matières prĂ©cieuses, Ă©mises par l’autoritĂ©. En parallèle, pour les achats locaux de leur vie quotidienne, ils utilisaient une monnaie Ă surrestaries (fondante) sans valeur propre : des tessons de poterie.
Par ailleurs, au Moyen Age, en Europe, entre le Xème et le XIIIème siècle, autre grande pĂ©riode de prospĂ©ritĂ©, on retrouve l’Ă©quivalent de ce qui fut en Egypte ancienne une monnaie pour les Ă©changes Ă distance et une autre, fondante et sans valeur, pour les Ă©changes quotidiens locaux. Elles sont rĂ©apparues suite Ă la grande crise de 1929, notamment en Allemagne (Schwanenkirchen) et en Autriche (Wörgl) ainsi qu’en Suisse, en 1934, annĂ©e de crĂ©ation du WIR qui est toujours en circulation.
2- La monnaie locale en pratique
Qui peut créer une monnaie locale ?
N’importe quel groupe de citoyens ! A noter que, s’il s’agit souvent d’initiative ascendante, les collectivités territoriales ne sont pas en reste. En témoigne la ville de Toulouse qui a lancé au printemps 2011 le SOL-Violette que l’on peut qualifier de monnaie locale… solidaire (Cf. chapitre SOL). Et les collectivités locales peuvent apporter un soutien technique ou financier à ces projets d’initiative citoyenne.
Est-ce légal ?
Les monnaies locales peuvent s’inscrire dans le cadre de la loi du Code monĂ©taire et financier de la RĂ©publique française, au terme de son article L521,chapitre 3 alinĂ©a I. Elles sont donc lĂ©gales, Ă condition de n’être utilisĂ©es que par les membres d’un rĂ©seau dĂ©terminĂ©. Autrement dit, sur un territoire donnĂ©. Leur usage « intra-associatif » ne peut donc ĂŞtre gĂ©nĂ©ralisable.
Deuxième condition : elles ne doivent pas être considérées comme un service de payement (une banque, une société de crédit ou un bureau de change de devises).
Peut-on tout acheter et n’importe où avec une monnaie locale ?
Les biens ou les services ne sont disponibles qu’auprès des prestataires adhérents au réseau d’une monnaie locale. C’est tout l’intérêt de cette initiative puisque ces prestataires se sont engagés à respecter certaines valeurs en signant une charte. La liste des prestataires est disponible auprès de l’association fondatrice de la monnaie.
Comment changer des euros ?
Il suffit de se rendre aux comptoirs d’échanges que l’association créatrice de monnaies locales a aménagés sur son territoire.
Que deviennent les euros ainsi échangés ?
En France, les euros sont placés sur un compte à la NEF, la société coopérative de finances solidaires, comme fonds de garantie. Certains initiateurs de monnaies locales réfléchissent à un moyen de les utiliser, en partie, pour financer des projets locaux.
Est-ce que l’on gagne en pouvoir d’achat ?
On gagne surtout en pouvoir de choix ! En fait, tout dĂ©pend des règles mises en Ĺ“uvre, mais la majoritĂ© des associations crĂ©atrices de monnaies locales prĂ©voient un « bonus » Ă la conversion : par exemple, contre 30 euros, on offre deux unitĂ©s de monnaie locale.
De plus, comme l’explique Philippe Derudder, « il faut bien comprendre que l’on double la masse monétaire : quand on change 100 euros contre 100 mesures, on obtient au total 200 unités en pouvoir d’achat global », pour le dispositif local. Et Marie Fare d’ajouter : « La richesse circule aussi localement, ce qui est bénéfique pour l’ensemble de la population du territoire de circulation de la monnaie ».
Quelles sont les limites des monnaies locales ?
Le risque, c’est que leur usage ne soit, dans les faits, réservé qu’à une poignée de militants convaincus. De même, on peut craindre une faible circulation en raison du peu de prestataires acceptant ce moyen de paiement.
A ce sujet, la question se pose de savoir qui est lĂ©gitime pour dĂ©cider qu’un prestataire peut, ou pas, faire partie du rĂ©seau : « mieux vaut une dynamique « ouverte » et « encourageante » qu’une sĂ©lection très restrictive », remarque Marie Fare.
Par ailleurs, contrairement aux SOL, monnaies solidaires qui sont Ă la fois locales et s’inscrivent dans un rĂ©seau national, les monnaies locales sont, elles, dĂ©limitĂ©es aux frontières d’un territoire. Un habitant d’Aubenas, par exemple, ne pourra rĂ©gler, en Bretagne, ses achats avec ses « bogues ».
Précisons cependant que des rencontres nationales sont organisées entre les acteurs des monnaies locales et qu’un site regroupant les initiatives citoyennes de monnaies locales est en ligne.
Enfin, « il est essentiel d’associer un univers de valeurs aux monnaies locales, liées à l’Economie sociale et solidaire » précise Marie Fare. « Sans quoi, conclut Philippe Derudder, ces billets ne seraient qu’un simple joujou pour s’amuser à la marchande. »
Cet article fait partie du Dossier
Economie sociale et solidaire : quand les territoires inventent leur monnaie
Sommaire du dossier
- Economie sociale et solidaire : quand les territoires inventent leur monnaie
- Que mille monnaies locales fleurissent
- Les monnaies locales, ciment de solidarité dans les territoires
- Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les monnaies locales
- Romans-sur-Isère bat « La mesure »
- Patrick Viveret : « Les monnaies locales jouent un rôle d’alerte »
- Comment, pourquoi crĂ©er une monnaie locale ? – Interview de Guy Poultney qui a lancĂ© le Bristol Pound
- Le temps, c’est de l’argent ! : du SEL dans les échanges
- Le temps, c’est de l’argent ! : les Accorderies
- Le SOL, monnaie SOLidaire, se relance Ă Toulouse
- Monnaies locales complémentaires : ressources et documents
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