Vous souhaitez rester anonyme, mais pouvez-vous nous parler un peu de votre parcours avant l’invention du « flacking » ?
J’ai longtemps travaillé la mosaïque mais j’ai progressivement délaissé les tous petits éléments pour me rapprocher de la matière plus brute, la céramique, et en 2012 j’ai commencé à travailler sur des créations faites de morceaux entiers de carreaux de carrelage, ciselés à la main selon mes besoins, et en travaillant davantage sur la composition et la couleur, délaissant complètement le figuratif. C’est sûrement ça qui m’a amené au flacking quelques années plus tard !
Vous étiez à Lyon lorsque vous vous êtes attaqué pour la première fois à la réparation d’un nid de poule sur le trottoir par le biais de l’art. Comment vous est venue cette idée de pansement de trottoir, de réparation du milieu urbain en y ramenant de la poésie ?
J’avais déjà « soigné » l’entrée de mon ancien atelier partagé quelques années plus tôt, avec des chutes de matières colorées et de miroirs, dans les fissures et sur les marches d’escalier. C’était spontané et sans prétention, et je n’ai pas donné suite. C’est dans mon atelier suivant, où un nid-de-poule géant trônait devant l’entrée, que j’ai eu envie de réintervenir sur « l’extérieur » et de le soigner avec un « pansement pour trottoir », et cette fois, sur mesure. Je l’ai composé avec l’envie d’être accueilli chaque matin par une « anomalie dans la matrice », une oeuvre qui casserait les codes de l’urbanisme et qui inviterait mon quotidien à l’insolite.
Comment a été accueilli votre travail par le grand public et la collectivité ? A vos débuts, vous le faisiez sans aucune autorisation, alors qu’aujourd’hui, vous jouissez d’une grande légitimité et vos créations séduisent de nombreux acteurs publics… Par exemple, la ville de Barcelone a classé vos travaux aux monuments municipaux pour les protéger.
Le premier flacking a déclenché beaucoup de curiosité de la part des voisins de l’atelier. En fait, c’est grâce à la réaction très positive des passants que j’ai compris que je venais de créer quelque chose de spécial, et que j’allais réparer des nids-de-poule toute ma vie ! Plus j’en ai fait, plus on m’a encouragé. Chacun a enrichi la lecture des oeuvres. Le concept du flacking s’est élaboré presque en dehors de moi, entre poésie, raccommodage, étrangeté et extravagance. Et oui, à Barcelone, les oeuvres venaient soigner la rue suite aux violentes manifestations indépendantistes. L’espace public mais aussi les gens avaient besoin de cicatriser et mes oeuvres ont porté une dimension symbolique forte, relayée par des articles très bienveillants. La ville en a pris note et m’a informé de l’inscription des flackings au patrimoine municipal.
Depuis, vous avez également travaillé avec la Société du grand Paris, aux abords de la gare RER de Saint-Maur des Fossés, la communauté de communes Paris Saclay, la métropole de Lyon… Pouvez-vous nous raconter quelques-unes de vos collaborations ?
Je suis plus punk qu’institutionnel alors j’avais quelques appréhensions à travailler « sur commande » mais en fait les collectivités me laissent souvent une grande liberté d’intervention. Et maintenant j’ai une super équipe qui me « canalise » et on réalise des projets vraiment dédiés aux habitants, et au-delà de l’acte fonctionnel de réparation, c’est pour l’accès direct à l’art contemporain, pour proposer de la poésie et des questionnements aux piétons et aux rêveurs…
Quels retours les collectivités vous font-elles sur vos « poèmes de trottoir » ? En quoi cela rencontre leurs valeurs ?
Mes oeuvres n’ont pas besoin de grandes clés de lecture et sont plus qu’accessibles puisqu’on marche dessus ! Elles sont aussi assez universelles : elles s’adressent vraiment à tous les piétons et utilisateurs des modes doux, un large public de plus en plus chouchouté par les pouvoirs publics.
Vous proposez également des ateliers de flacking animés par votre équipe : en quoi cela consiste ?
Edwige, Jordan, Giulio ou Cédric initient petits et grands à l’art du flacking : les participants vont créer des oeuvres individuelles ou collaboratives, de A à Z, jusqu’à la pose dans l’espace dédié : leur cour d’école, les allées de l’hôpital, les abords du centre social… Souvent, ces ateliers arrivent après une commande d’oeuvres et viennent amplifier le bouquet de flackings déjà découverts par les riverains.
Votre anonymat derrière « Ememem », pour le bruit prêté à votre mobylette, est-il aussi un moyen de nourrir les imaginaires ?
Bien sûr ! C’est un des rôles de l’artiste non ? Et puis mon meilleur moyen d’expression avec les gens, c’est vraiment par céramique interposée alors… C’est mieux comme ça !
Quelle est votre vision de l’espace public ? Vous évoquez pour vos œuvres un « carnet de mémoire », la capacité de panser les plaies de la ville et l’embellir en même temps…
Oui, et de mettre en lumière les petits et grands événements de la ville. Elle bouge, elle vit, et le flacking permet de valoriser ça. L’espace public est trop souvent vu comme un lieu « à personne » plutôt « qu’à tout le monde ». Moi je le tutoie depuis l’enfance et je l’aime. J’aimerais qu’il soit plus chaleureux, pour tous, et surtout pris en main par les usagers et pas uniquement par les pouvoirs publics.
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