Depuis un an, les coupes budgétaires annoncées par l’État et les collectivités bouleversent l’écosystème culturel français. Modérées en volume mais majeures dans leurs effets, elles déstabilisent un équilibre historiquement fondé sur des soutiens croisés (État, régions, départements, villes). Surtout, elles ravivent d’anciennes lignes de fracture entre les acteurs de la culture inégalement dotés, renvoient à des conceptions différentes de la culture, et interrogent plus largement la pertinence du modèle français d’action culturelle fondé sur l’intervention publique.
Si les premiers mois ont vu fleurir des appels à l’unité du secteur pour défendre le service public culturel, les tensions internes n’ont pas tardé à apparaître. Deux textes en particulier sont révélateurs des fissures de l’unité : la lettre du Syndicat des Cirques et Compagnies de Création (SCC), le 8 février 2025, rejetant la « Charte de bonnes pratiques professionnelles entre lieux et équipes artistiques » proposée par le Syndeac (Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles, qui regroupe plus de 400 structures labellisées), et la lettre ouverte du collectif MCAC (Mobilisation et Coopération Arts et Culture) adressée à Rachida Dati le 21 mai 2025. Derrière une façade d’unité, ces deux lettres témoignent de conceptions divergentes de la culture, de sa diffusion et de la production artistique.
Quatre grandes familles de professionnels face à la crise
La crise actuelle révèle ainsi la coexistence, au sein du monde de la culture subventionnée, de quatre grandes familles d’acteurs, aux logiques différentes.
Un premier type d’acteur recouvre les structures les plus historiquement installées : théâtres et centres dramatiques nationaux, opéras, musées, conservatoires. Elles concentrent plus de 75 % des crédits d’intervention du ministère de la Culture affectés au spectacle vivant (DEPS, 2023) et bénéficient de subventions stables et pluriannuelles. Elles disposent également d’un personnel permanent (direction, technique, administration), et elles structurent l’agenda culturel national. Mais leur centralité symbolique et économique est aujourd’hui questionnée : ces structures restent souvent centrées sur une offre culturelle relevant des Beaux-Arts, de la création contemporaine, du patrimoine artistique. Acteurs de la culture légitime, inscrites dans une logique de démocratisation culturelles, elles apparaissent éloignées des pratiques et des attentes de la population.
Les compagnies indépendantes et collectifs artistiques constituent un deuxième groupe d’acteurs qui apparaît de plus en plus dépendant du premier. Ils sont essentiellement financés sur projets, via appels à candidatures, aides à la création limités dans le temps. Ces équipes sont au cœur de la création contemporaine, mais subissent de plein fouet les logiques de sous-traitance qui les assignent à un rôle d’exécutants, contraints de s’adapter aux conditions imposées par les institutions détentrices des lieux et des moyens. Près de 80 % des compagnies n’ont aucun lieu de diffusion en propre, ce qui les oblige à négocier en permanence avec les institutions pour diffuser leur travail. C’est cette situation que dénonçait le SCC dans son rejet de la « Charte de bonnes pratiques professionnelles entre lieux et équipes artistiques » proposée par le Syndeac, estimant que le texte renforçait cette logique de sous-traitance.
Le tiers secteur culturel regroupe, lui, les initiatives culturelles locales citoyennes, souvent portées par des associations, des tiers-lieux, des collectifs d’habitants. Ces acteurs incarnent une vision de la culture centrée sur l’animation des territoires, les droits culturels, et la construction de l’offre avec les habitants. Loin des canons de la culture classique des grandes institutions, elles apparaissent bien plus en phase avec les pratiques culturelles réelles des Français et les dynamiques locales. Si la logique artistique peut irriguer ces initiatives, elles sont avant tout orientées vers l’animation, l’évènementiel, l’expression et la créativité. Les coupes budgétaires fragilisent en priorité ces structures, car elles dépendent le plus des financements croisés et ne disposent pas de réserves. Le collectif MCAC met ainsi en avant dans sa lettre de mai à la ministre de la Culture, que près d’une structure sur deux a subi des coupes de la part d’au moins deux niveaux de collectivités, menaçant la pérennité d’écosystèmes locaux entiers.
Enfin, un quatrième groupe d’acteurs, moins visibles, regroupe les agents territoriaux chargés de la mise en œuvre concrète des politiques culturelles au sein des collectivités locales : chargés de mission, médiateurs culturels, responsables des affaires culturelles dans les collectivités. Ces dernières ont acquis au fil des lois de décentralisation, un rôle majeur dans la gestion et le développement culturel. Elles ont ainsi pris en charge des compétences clefs comme le soutien à la création artistique, l’éducation artistique et culturelle (EAC), la médiation culturelle. Leur action repose souvent sur des partenariats avec des structures associatives, des établissements scolaires ou des institutions artistiques. Lorsque les budgets culturels sont revus à la baisse les conséquences sont immédiates : gel des subventions aux associations partenaires, fermeture d’équipements culturels, etc. Ne sachant plus comment maintenir leur action sans moyens, ces agents expriment depuis quelques mois, un profond sentiment de découragement, voire de désespoir.
Les élus, chefs d’orchestre d’une recomposition silencieuse
Cependant, derrière ces figures, un cinquième acteur tient les rênes : les élus et décideurs publics, à tous les niveaux. Ce sont eux qui, en dernier ressort, tranchent sur le maintien ou la suppression des subventions, orientent les politiques et, ce faisant, redéfinissent le périmètre de la culture. Leurs arbitrages sont rarement neutres. Ils reflètent désormais une grammaire politique nouvelle, faite d’impératifs budgétaires, d’injonctions à l’efficience, mais aussi d’orientations idéologiques, sous influences des extrêmes.
Dans un contexte de tensions sociales et de concurrence entre priorités publiques, l’investissement culturel apparaît de plus en plus comme un luxe, voire un marqueur idéologique suspect. Certains territoires n’hésitent plus à afficher leur hostilité à certaines formes de création ou à privilégier les formes artistiques considérées d’un point idéologique et par rapport au jeu politique.
Ce glissement n’est pas anodin. Il marque le passage d’une culture pensée comme bien commun, portée par un État garant de l’équité territoriale et sociale, à une culture contractualisée, concurrentielle, soumise à la logique des appels à projets et des partenariats circonstanciels. Un modèle où les institutions ne sont plus pérennes mais en compétition, et où les pratiques culturelles non légitimées sont marginalisées.
La question se pose donc avec acuité : à quoi tient aujourd’hui l’ambition culturelle de la puissance publique ? Loin de n’être qu’un effet collatéral de contraintes budgétaires, cette transformation dessine une nouvelle hiérarchie des légitimités et des pratiques. Elle déplace le centre de gravité du modèle français : du soutien structurant à la culture comme bien commun vers une culture contractualisée, concurrentielle, toujours plus instrumentalisée.
À qui revient désormais la responsabilité de dire ce qu’est « la culture » ? Ceux qui la font ? Ceux qui la financent ? Ceux qui y participent au quotidien, sans toujours être reconnus comme publics légitimes ? La réponse à cette question, éminemment politique, pourrait bien dessiner les contours du modèle culturel français des années à venir.
Références
- Restez informé de l'actualité des politiques culturelles, inscrivez-vous à la Newsletter Culture de la Gazette
Thèmes abordés