En quoi la question du pouvoir normatif des collectivités est-elle intimement liée, depuis les origines, à la décentralisation ?
Sous l’Ancien Régime, l’État royal regardait les libertés locales comme le moyen, soit de contrecarrer les seigneurs locaux, soit comme une source de… revenus pour des finances publiques souvent défaillantes, avant de contrôler fermement le « local », à l’ère des intendants. La Révolution française met au premier plan la souveraineté nationale et refuse qu’un corps « secondaire » puisse adopter un texte de portée générale.
La Constitution de 1791 consent seulement, du bout des lèvres, à ce que « quelques fonctions » relatives à l’intérêt général soient déléguées aux officiers municipaux.
Au milieu du XIX° siècle, les débats se portent sur la plus grande liberté à accorder à ces « pouvoirs secondaires » que sont alors les communes et les conseils généraux. Progressivement, des élargissements de pouvoir normatif sont conduits par la loi de 1884 pour les communes, par le décret-loi de 1926 pour les communes et les départements puis à la Constitution de 1946. Cette dernière, au-delà du transfert projeté de l’exécutif aux autorités locales, évoque – déjà – l’idée d’abandonner le principe d’uniformité. Quant à la Constitution de 1958, elle se révèle particulièrement timide en matière de libertés normatives des collectivités.
Qu’a changé, de ce point de vue, la révision constitutionnelle de 2003 ?
Elle a cherché à consacrer un pouvoir normatif des collectivités territoriales en affirmant trois principes essentiels que sont premièrement, la subsidiarité normative, deuxièmement, l’existence même d’un pouvoir réglementaire local et, troisièmement, la possibilité d’expérimentation normative, expressément prévue par la réforme.
Aujourd’hui, les collectivités territoriales « disposent d’un pouvoir réglementaire pour l’exercice de leurs compétences » mais le paradoxe est que cette révision s’est bornée, en 2003, à énoncer, certes explicitement, le pouvoir normatif des collectivités mais uniquement dans les contours et les contenus antérieurement admis par la jurisprudence du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel.
Où se situent les principaux freins à ce pouvoir normatif ? Du côté des services de l’Etat et des juridictions administratives ?
Le pouvoir normatif des collectivités territoriales est strictement encadré par la Constitution, par la jurisprudence du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État ainsi que – sur le terrain – par l’action de l’État. Ce pouvoir est ainsi subalterne et subordonné à l’application des lois et, surtout, au pouvoir réglementaire national. Les freins se situent à l’ensemble de ces niveaux.
Par exemple, pour ce qui est des demandes de différenciation que peuvent formuler les collectivités territoriales depuis la loi 3DS de 2022, les conditions d’exercice sont tellement corsetées qu’elles en rendent l’application quasiment inopérante. Et, même à l’intérieur de ce terrain de jeu résiduel, l’État central n’a toujours pas daigné, en 2025, répondre aux trois collectivités territoriales (département de la Lozère, région Occitanie, région Ile-de-France) qui, trois ans plus tôt, ont déposé formellement des demandes de différenciation.
Quant à l’expérimentation de politiques publiques qui ont pu être confiées aux collectivités territoriales, leur généralisation quasi systématique par l’Etat avant même la conduite de toute évaluation ne fait en réalité que souligner le peu de considération de l’État envers les collectivités territoriales. L’exemple du revenu de solidarité active (RSA) est ici particulièrement révélateur, que ce soit en 2009, lors du transfert aux conseils généraux, ou en 2022-24 lorsqu’il s’est agi de renforcer l’accompagnement des bénéficiaires du RSA.
Le législateur est-il assez allant ?
Naturellement, la question de la souveraineté nationale demeure un point d’entrée majeur qui plane sur tous les débats et rend difficile les évolutions. Cela contraint dès lors les parlementaires à une navigation subtile dans les eaux agitées, plus particulièrement lorsqu’il s’agit de la Corse ou de la Nouvelle Calédonie, avec le Gouvernement en amont et les juridictions, administrative et constitutionnelle, en aval.
On a ainsi pu dire que la révision constitutionnelle de 2003 avait cherché, par ricochet, à répondre temporairement et de façon « discrète » à la question Corse, récurrente et particulièrement brûlante à l’époque.
Les tentatives de renforcement du pouvoir normatif des régions dans les années 2010 ont buté juridiquement, elles aussi, sur la conception unitaire de l’État et sur la contrainte de non tutelle d’une collectivité sur une autre. Même si, sur le terrain, beaucoup s’accordent à penser que les contrats de toute sorte, qui se sont multipliés, sont en réalité une forme déguisée de tutelle…
Que préconisez-vous pour renforcer le pouvoir normatif des collectivités ?
Trois éléments, concrets, me semblent intéressants pour les prochaines années. Premièrement, dans les procédures contentieuses. Les collectivités doivent utiliser pleinement les outils à leur disposition. Je pense notamment aux appels des décisions défavorables en première instance. Par exemple, il n’est pas normal en 2025 qu’un conseil départemental, qui dispose de la compétence pour le transport des élèves en situation de handicap, se fasse répondre par un tribunal administratif qu’il ne peut fixer aucune limite (matérielle, financière…) à son intervention. Or, en matière de pouvoir normatif, ce sont le plus souvent les renversements de jurisprudence qui font date. Ils sont rares mais opérants, comme par exemple l’arrêt Nicolo en 1989.
Deuxièmement, sur le terrain. Les collectivités doivent davantage déployer les moyens nécessaires pour simplifier, dans le respect du droit naturellement, leurs normes. Car tout n’est pas de la faute de l’Etat, des lois et des décrets. Cette « simplification du quotidien » rendrait compréhensible les documents, rapports, délibérations et autres arrêtés. On ne peut en effet qu’être étonné devant le grossissement des textes en tout genre que préparent les collectivités. Pour être applicables, les normes doivent être compréhensibles. Où est la lisibilité d’un rapport annuel d’activité des services de 400 pages ?
Troisièmement, au Parlement. En ajoutant la référence à l’article 72 à la dernière phrase du premier alinéa de l’article 21 de la Constitution, la proposition de révision constitutionnelle, déposée au Sénat en 2020, semble à même de faire évoluer le pouvoir normatif des collectivités territoriales dans l’exercice de leurs compétences. Cette révision permettrait d’aller au-delà des quelques miettes résiduelles de liberté, très occasionnellement laissées aux collectivités au gré du vent qui souffle du côté des deux ailes du Palais-Royal.
Une large partie de la doctrine soutient toujours l’idée selon laquelle l’expression de « pouvoir réglementaire » doit être réservée au seul pouvoir exécutif central. Le risque aujourd’hui est que les collectivités territoriales deviennent de simples agences de l’État, certes toujours élues, mais dont le pouvoir normatif demeure marginal.
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