C’est un séisme qui secoue les mondes de l’agriculture française. Cogestionnaire avec l’état du secteur primaire, le couple FNSEA-Jeunes Agriculteurs (JA) s’est fait tailler des croupières lors des dernières élections aux chambres d’agriculture.
A la droite du duopole, la Coordination rurale (CR), avec plus de 30% des suffrages exprimés, triple son score de 2019 et emporte quatorze chambres. A sa gauche, la Confédération paysanne (CP) obtient 25,6% des votes, mais ne s’empare que de trois chambres.
Le tandem FNSEA-JA garde le contrôle de 80 chambres consulaires, contre 97 précédemment. Cette montée en puissance de CR était redoutée. Reconnaissables à leur bonnet jaune, les militants de la Coordination rurale ne reculent ni devant les menaces, ni devant les violences. Leur mot d’ordre : moins de normes (environnementales) pour plus de revenus.
Droitisation des agriculteurs ?
Nombre d’observateurs voient dans ce coup de soc à droite une réplique agricole à la montée en puissance du Rassemblement national en politique. Christian Huyghe ne croit pas à ce simple raccourci. L’ancien directeur scientifique Agriculture de l’INRAE a vu l’agriculture française se transformer.
« La généralisation du couple tracteurs-intrants a poussé à la spécialisation, mais sans transformation locale. En développant la productivité, sans création d’emplois dans les industries agro-alimentaires, elle a, dans nombre de régions, accéléré l’exode rural, phénomène démographique qui a naturellement engendré le retrait des services publics », souligne-t-il.
Pour le chargé de mission auprès de la directrice scientifique de l’INRAE, la radicalisation d’une partie du syndicalisme agricole tricolore tient plus de « la manifestation d’un désespoir que du résultat d’une droitisation des paysans, même si cette droitisation existe. »
Désespoir, le mot n’est pas trop fort. Et il est repris par Philippe Paelinck. Cet éleveur de moutons bio dans la Beauce n’est pas un paysan dans la norme. Ex-cadre dirigeant d’Alstom Power, il a transformé quatre-vingt hectares de monoculture conventionnelle en un système de polyculture-élevage basé sur l’agroécologie. De quoi détonner dans cet univers de mornes plaines céréalières.
Solitude et abandon
Pour autant, le paysan ingénieur n’est pas le dernier à détailler les engrenages de la machine à générer du ras-le-bol paysan. « Les agriculteurs subissent les aléas météorologiques, qui, réchauffement oblige, sont de plus en plus nombreux et de plus en plus dévastateurs. Ils doivent aussi s’adapter à l’évolution des prix de marchés internationaux des productions et des intrants, sur lesquels ils n’ont aucune prise. »
Cette élasticité des coûts et des prix explique l’importance des subventions dans l’économie agricole. « Nous sommes vus comme des assistés, alors que nous travaillons quatre-vingts heures par semaine, sept jours sur sept. »
A charge aussi pour l’exploitant de financer la plupart des investissements des filières. « Entre le foncier et le matériel, les paysans doivent porter une très grosse part des investissements pour toute la filière agricole, souvent au prix d’un endettement angoissant. »
Pénible physiquement, le métier est aussi d’une grande dureté psychologique. « La plupart du temps, nous sommes désespérément seuls », reconnaît Philippe Paelinck. Cette solitude n’aide pas non plus à prendre du temps pour s’informer et réfléchir. « Cet isolement croissant facilite la pénétration d’idées extrémistes dans le monde agricole, via les réseaux sociaux ou certains médias », reconnaît Gérard Vernis, maire de Franchesse (Allier) et paysan tout juste retraité.
La solitude laisse progressivement la place à un terrible sentiment d’abandon tant les réponses apportées par les politiques aux problèmes du monde agricole semblent peu pertinentes. « Sous la gouvernance FNSEA-JA, on a perdu 20% des fermes entre 2010 et 2020 et 18% des chefs d’exploitation », comptabilise Daniel Salmon, sénateur écologiste d’Ille-et-Vilaine.
Une réponse politique insuffisante
Et ce ne sont pas les seuls problèmes à n’avoir pas de solution. « Clairement, le projet de loi d’orientation de l’agriculture et la proposition de loi Duplomb n’améliorent en rien la rémunération (1), la protection sociale et la retraite des paysans, tonne Laurence Marandola. En autorisant l’utilisation de pesticides interdits, la PPL Duplomb menace directement la qualité de l’eau, qui est un enjeu sanitaire majeur », poursuit la porte-parole de la Confédération paysanne.
A la veille de l’ouverture du Salon international de l’agriculture, peut-on encore être optimiste ? Tout dépend de l’agriculteur à qui s’adresse la question. Dans peu de temps, le céréaliculteur sans difficulté financière pourra étendre son domaine.
La moitié des chefs d’exploitations français doivent partir en retraite dans les dix prochaines années. Dans la majeure partie des cas, la ferme ne restera pas dans la famille. « Il faudrait préparer cette transmission dix ans avant le départ en retraite. Or, tant qu’ils sont actifs, les paysans en activité ne veulent pas en entendre parler. Et peu d’institutions sont là pour les conseiller », constate Gérard Vernis.
Faute d’enfants souhaitant reprendre la ferme, il faudra vendre. Or, nombre de Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) — l’organe de régulation du marché des terres agricoles — sont réputées être sous la coupe du fameux tandem FNSEA-JA, apôtres d’une agriculture intensive en machines, en intrants et en capitaux.
Chaque départ à la retraite risque de favoriser l’agrandissement d’une exploitation « industrielle » où mécanisation, usages de biocides et fort subventionnement sont partie intégrante du modèle d’affaires.
À l’opposé, les « petits » agriculteurs, qui font les bataillons de la CR et de la CP, continueront en mode survie. « Nous sommes encore plus de 400 000 et l’on nous dit qu’il n’y a plus de place que pour 250 000 agriculteurs », s’alarme Laurence Marandola. La colère n’est pas près de s’éteindre.
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Note 01 Selon l’INSEE, les bénéfices agricoles s’élevaient en moyenne à 17 500 € par exploitant en 2020. Retour au texte