François Hulbert
Auteur de « Décentralisation, pour un front uni des territoires contre Paris et l’Etat central » aux éditions L’Harmattan.
Ces dernières années, les élus des collectivités territoriales (communes, intercommunalités, départements, régions, métropoles) ont fortement critiqué le centralisme. A ce sujet, la presse n’a pas manqué d’évoquer périodiquement une fronde des territoires, même si celle-ci n’a jamais dépassé la bataille des mots. Pour obtenir dotations et subventions de l’Etat central afin d’alimenter leur budget, les collectivités territoriales continuent d’agir en ordre dispersé, alors que seul un front uni sur un programme d’action commun permettrait de gagner des batailles. Car il s’agit bien de cela : décentraliser, c’est dégraisser l’Etat central parisien pour attribuer aux régions de nouveaux pouvoirs et moyens qu’il détient aujourd’hui et qu’il faut donc lui reprendre, afin de mieux répartir les rôles, les fonctions et les activités entre Paris et les régions.
Il ne s’agit donc pas de mettre de l’huile dans les rouages politico-administratifs du système centralisé actuel. Il faut sortir de ce système, où les élus, aux différents échelons du millefeuille territorial, sont devenus malgré eux les complices d’une centralisation qu’ils contribuent à pérenniser.
Concentration de la décision
Sous le quinquennat qui s’achève, la décentralisation est devenue un jeu de « D » qui mélange des concepts contradictoires. Ceux-ci, dénaturés par l’usage qu’on en fait, ont fini par perdre toute crédibilité. Cette loi « 3D » (décentralisation, déconcentration, différenciation), devenue « 4D » (décomplexification), puis « 3DS » (« S » pour simplification), avec son contenu fourre-tout et superficiel, n’apporte rien de sérieux en matière de décentralisation, puisqu’elle ne remet pas en cause cette concentration de pouvoirs et de moyens, d’infrastructures et d’équipements à Paris au sommet de l’Etat et de la pyramide centralisée du millefeuille territorial. Ni compétences ni ressources nouvelles ne sont attribuées aux régions.
Cette concentration fait que la région Ile-de-France, qui détenait 27 % du PIB national en 1980, en atteint 31 % actuellement. Cette hypertrophie parisienne doit d’autant plus être remise en cause que s’y ajoute aujourd’hui le projet du Grand Paris qui accroîtrait encore l’organisation centralisée de l’Hexagone et les inégalités territoriales entre Paris et le reste de la France. On ne peut pas prétendre parler de décentralisation régionale et, en même temps, prévoir des investissements massifs en région parisienne, quand on sait par exemple que le seul coût des grands projets d’infrastructures prévus en Ile-de-France est plus élevé que celui de l’ensemble des projets comparables en régions. Il est d’autant plus nécessaire de remettre en cause le projet du Grand Paris qu’Emmanuel Macron a décidé, en 2017, de faire de ce projet « une grande priorité nationale », en cherchant à faire croire aux retombées en régions d’un développement polarisé sur Paris.
Cette priorité, qui n’a fait l’objet d’aucun débat lors de la présidentielle de 2017, doit aujourd’hui être mise sur la table pour amener les candidats à se positionner et à se démarquer sur cet enjeu important, puisqu’il s’agit du poids et du rôle de Paris à la tête du système centralisé d’organisation du territoire.
Le découpage des régions en question
Un pouvoir régional décentralisé, avec une grande autonomie de fonctionnement, ne peut pleinement se développer que si les régions sont convenablement délimitées. Or celles-ci ont été redéfinies en 2015 dans un redécoupage incohérent, imposé au plus haut niveau de l’Etat, sans aucune consultation citoyenne et avec l’aval des présidents de région. On a fait croire à la nécessité de créer de nouvelles grandes régions, alors que ce qui importe d’abord ce n’est pas tant la taille, mais le pouvoir, les compétences et les moyens des régions qui, eux, sont restés inchangés. Alors que les critiques de ce nouveau découpage des régions sont venues de tous les horizons politiques, le ministère de la Cohérence des territoires, en fonction depuis cinq ans, n’a apporté aucune proposition de réaménagement.
Il en va de même avec les départements, toujours bien présents dans le paysage politique, alors que leur suppression a été annoncée officiellement en avril 2014 devant l’Assemblée nationale par le premier ministre d’alors, Manuel Valls. Les élus et les candidats aux prochaines élections présidentielles et législatives vont-ils enfin avoir une position claire et des propositions précises sur l’avenir qu’ils entendent donner aux départements, aux régions et à la décentralisation en général ?
Intercommunalités incohérentes
Quoiqu’il en soit, cette suppression des départements a déjà commencé en Alsace avec la mise en place d’une assemblée unique remplaçant les deux départements et la création d’une nouvelle collectivité, la communauté européenne d’Alsace. Le président de cette nouvelle collectivité réclame maintenant le démembrement de la région Grand Est et a même lancé une consultation citoyenne à ce sujet. La Bretagne a aussi un projet d’assemblée unique et continue de lutter pour réintégrer la Loire-Atlantique. Ces reconfigurations doivent aussi remettre en cause les trop grandes régions comme la Nouvelle-Aquitaine, l’Auvergne – Rhône-Alpes ou l’Occitanie, qui regroupent chacune le nombre aberrant de douze ou treize départements.
Les politiques ont souvent parlé de réduire le nombre de couches du millefeuille territorial. Mais au lieu de se renforcer en diminuant leur nombre, comme l’ont fait tous les pays voisins depuis longtemps, les communes ont préféré se laisser imposer par l’Etat central des communautés de communes et d’agglomérations, toujours plus grandes et incohérentes. Cinquante ans après les fusions de communes des années 70, les 36 700 communes d’alors viennent tout juste de passer sous la barre des 35 000.
Les communes-centres des agglomérations urbaines, les métropoles régionales en particulier, auraient dû depuis fort longtemps se regrouper avec les communes périphériques adjacentes, pour renforcer démographiquement les villes-centres et leur permettre de jouer un rôle plus important dans leurs agglomérations, faire un contrepoids politique plus fort face à Paris et, aussi, mieux se comparer aux autres grandes villes des pays européens. Pourquoi les capitales régionales n’opposeraient-elles pas au Grand Paris un front uni du Grand Lyon, du Grand Toulouse, du Grand Nantes ou du Grand Lille, par exemple ? La métropole lyonnaise, qui a repris les compétences du département pour 59 communes, est une exception montrant un besoin de recomposition géopolitique qui pourrait s’appliquer à toutes les grandes agglomérations par rapport à leur département.
Décentraliser le système productif
Décentraliser, c’est restreindre le pouvoir de l’Etat en région, celui des préfets, des sous-préfets et des administrations centrales. Leur rôle et leur nombre pourraient être réduits à la mesure des pouvoirs et moyens nouveaux attribués aux régions et repris à l’Etat central.
Décentraliser, c’est donner aux régions l’autonomie de décision leur permettant de sortir de la dépendance dans laquelle l’Etat central les maintient depuis toujours, avec des budgets sans commune mesure avec ceux dont disposent les régions des pays voisins.
Décentraliser, c’est délocaliser en région des systèmes décisionnaires et productifs, c’est-à-dire des sièges sociaux d’entreprises, des centres de recherche, des grandes écoles, mais aussi des foires, salons, expositions et manifestations diverses, autant d’activités qui se tiennent presque toutes à Paris. C’est aussi arrêter les chantiers gigantesques prévus aux aéroports de Roissy et Orly, suspendus à la suite de l’effondrement du trafic aérien depuis la pandémie. Il faut plutôt délester les aéroports parisiens de plusieurs vols réguliers longs courriers au profit de Lyon ou Toulouse, par exemple, créant ainsi de nouvelles entrées aéroportuaires en régions, consolidant d’autant leur rôle de métropoles régionales.
Il faut interpeller les candidats sur les multiples aspects de la décentralisation, d’autant plus que le candidat sortant est apparu au fil de son mandat comme l’un des présidents les plus centralisateurs de la Ve République. La bataille de la décentralisation reste à engager, et la période électorale actuelle est le moment favorable pour remettre en cause l’organisation parisiano-centrée du pays, le projet du Grand Paris et les réformes territoriales récentes.
C’est tout le sens de mon livre.
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