Quelle est la particularité du contentieux en matière d’urbanisme ?
C’est de mettre en présence trois personnes : le requérant, le bénéficiaire de l’autorisation, et l’administration qui a délivré l’autorisation, alors que la vision traditionnelle du droit administratif porte plutôt sur des rapports binaires administration-administré. Voici une quarantaine d’années, alors qu’il y avait bien des dérives dans la délivrance des permis, le droit du contentieux a pris en compte prioritairement la situation des auteurs de recours : ce qui a permis une sorte d’assainissement.
Puis, voici une vingtaine d’années, le rapport du Conseil d’Etat de 1992 (« L’urbanisme : pour un droit plus efficace ») a marqué le début d’un rééquilibrage entre requérants et titulaires de permis ; entre principe de légalité et principe de sécurité juridique. La proposition que j’avais faite alors d’exiger du requérant qu’il avertisse lui-même de son recours le bénéficiaire de l’autorisation a été fort critiquée, mais le législateur l’a entérinée et plus personne aujourd’hui n’envisagerait un retour en arrière.
Aujourd’hui on est toujours dans la recherche de cet équilibre : la proposition que le titulaire du permis faisant l’objet d’un recours puisse demander au juge de fixer une date au-delà de laquelle aucun moyen nouveau ne serait plus recevable vise à protéger le titulaire contre les tentatives du requérant de prolonger à l’excès la procédure.
Est-il possible de définir le recours abusif ?
C’est à peu près impossible ! Voyons plutôt les principaux cas de figure. Certains recours fondés au départ sur un intérêt légitime peuvent devenir abusifs si l’auteur prolonge artificiellement la procédure. Vous avez par ailleurs des personnes ou des associations, qui « tirent sur tout ce qui bouge », dans une attitude d’opposition systématique, politique ou non.
Enfin, des recours qu’on peut qualifier de « crapuleux » : formés pour faire pression sur le bénéficiaire du permis de façon à obtenir de lui des avantages financiers en contrepartie d’un désistement. Ce sont eux qui sont le plus au cœur des préoccupations des maires et des professionnels car ils paralysent en fait la mise en œuvre du permis, bien que le recours ne soit pas suspensif et que le permis soit toujours exécutoire.
Mais n’y a-t-il pas avant tout un vrai problème de complexité du droit de l’urbanisme ?
Bien sûr. Plus la règle de droit est compliquée, plus le chantage est efficace. Car plus les règles – de fond et de procédure – sont nuancées et sophistiquées, fût ce avec les meilleures raisons du monde, plus il y a d’incertitude sur la façon dont elles seront interprétées. Et plus les permis délivrés sur leur fondement sont vulnérables et donnent prise au chantage. Sans compter que certains documents d’urbanisme sont, aussi, mal rédigés.
Vous proposez d’intervenir sur la notion d’intérêt à agir ?
La proposition de rédaction faite sur ce point par le groupe de travail a un double objet.
D’une part, substituer à l’approche purement jurisprudentielle de l’intérêt pour agir une définition explicite. Mais la formulation proposée ne change pas substantiellement la donne.
D’autre part, et d’une façon à mon avis plus importante, dire, à l’image de ce qui existe déjà pour les recours des associations, que l’intérêt à agir s’apprécie à la date d’affichage en mairie de la demande de permis ; ceci pour contrer la manœuvre consistant pour quelqu’un qui n’aurait pas eu intérêt pour agir à cette date mais qui voudrait néanmoins faire un recours pour exercer une pression sur le titulaire, à utiliser la période succédant au dépôt de la demande pour se constituer artificiellement un intérêt : par exemple en acquérant ou en prenant à bail un immeuble à proximité ou encore en domiciliant une société plus ou moins fictive.
La possibilité pour le bénéficiaire du permis attaqué de demander des dommages et intérêts peut-elle être vraiment efficace ?
Aujourd’hui le juge peut, à son initiative, condamner l’auteur du recours à une amende pour recours abusif ; il le fait très peu. Majorer le plafond de l’amende, comme beaucoup nous le suggéraient, aurait donc été peu utile. En revanche, permettre au titulaire de demander au juge de condamner le requérant à lui allouer des dommages et intérêts a plus de sens ; ce peut être plus dissuasif car l’indemnité serait calculée par rapport au préjudice subi.
Et si le titulaire du permis a subi un préjudice anormal du fait du recours, il est juste qu’il obtienne réparation. Une telle proposition est un peu en marge de la conception traditionnelle du recours pour excès de pouvoir, mais, en fonction de ses résultats, ce dispositif pourrait être étendu à d’autres contentieux : le contentieux de l’urbanisme est un bon terrain d’expérimentation.
Le rapport suggère par ailleurs de faire juger directement les plus gros contentieux par les cours administratives d’appel, n’est-ce pas introduire une différence de traitement entre les administrés ?
Il faut se replacer dans le contexte : dans une période de pénurie de logements, des programmes de construction sont durablement bloqués par des contentieux ; non pas que ce soit le fait des juges : nos interlocuteurs en conviennent, que ce soit en premier ressort, devant le tribunal administratif ou, en appel, devant la cour administrative d’appel, le délai de jugement ne peut guère être réduit. Mais trois procédures peuvent se succéder en cas d’appel et de cassation.
Dans ce contexte il nous a paru légitime d’alléger ce dispositif en supprimant un stade et en donnant compétence aux cours administratives d’appel pour statuer en premier ressort. Mais cette proposition aurait un champ d’application limité d’une double façon : d’abord en fonction de la taille des opérations, ensuite, de façon géographique, pour les seules zones où il existe un manque caractérisé de logements. Il ne s’agit pas de porter atteinte à l’organisation générale de la justice administrative. Je conçois plutôt cette mesure comme conjoncturelle.
Quelle est selon vous parmi toutes vos propositions la plus efficace ?
Probablement la limitation des cas où l’annulation du permis peut ouvrir la voie à une démolition. C’est la menace de la démolition qui, tout en étant largement virtuelle, paralyse le constructeur et fait la force du chantage du recours « crapuleux » ? Il faut cantonner cette menace à certaines hypothèses, dire que dans les autres cas l’illégalité du permis se résoudra, le cas échéant, en indemnisation des préjudices causés par la construction et sécuriser ainsi les grandes opérations d’habitat collectif. Quant aux requérants de bonne foi, ils peuvent obtenir en référé la suspension du permis en faisant valoir l’existence d’un doute sérieux sur sa légalité.
Peut-être les esprits ne sont-ils pas mûrs aujourd’hui pour une telle évolution. Mais je suis sûr qu’à terme elle s’imposera.
Références
« Construction et droit au recours : pour un meilleur équilibre », rapport de Daniel Labetoulle, avril 2013
Domaines juridiques