Le numérique met à mal les frontières, les législations locales, la fiscalité, le traitement des données à caractère personnel… Le principe de souveraineté numérique consiste à essayer de conserver l’indépendance de son pays et d’assurer sa protection face à des industriels, des éditeurs, des fournisseurs de services numériques le plus souvent américains ou asiatiques.
Dans cette optique, il est donc nécessaire de défendre les acteurs économiques français ou européens du secteur afin de ne pas dépendre uniquement d’entreprises non européennes.
Il faut aussi s’assurer que les libertés individuelles des citoyens sont bien respectées notamment par les géants de l’Internet. Mais, dans les faits, la France et l’Europe sont loin d’être indépendantes technologiquement. S’assurer de leur souveraineté numérique est donc une tâche très lourde…
Un sujet en panne…
Si la notion de souveraineté numérique fait l’objet de colloques et de publications, elle reste encore confidentielle. « J’ai écrit un premier rapport en 2012 sur le sujet de la souveraineté numérique puis un second en 2014. Malheureusement, depuis, on n’a pas beaucoup avancé sur le sujet. En France et en Europe, on est en panne. Au plus haut niveau, il y a un déficit de culture technologique pour appréhender le sujet qui porte sur la sécurité et les libertés individuelles.
Par ailleurs, souvent, quand on en parle, on passe vite pour des technophobes ! », regrette Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat. Et, selon elle, si le projet de loi « pour une république numérique » aborde un peu la souveraineté, il ne traduit en rien les préoccupations transversales du sujet telles que les données personnelles, l’abus de position dominante, le partage de la valeur ajoutée…
Le combat de la souveraineté est pluri-factoriel et se joue sur un plan juridique, économique, industriel, fiscal… Des sujets qui doivent être abordés, non pas au niveau franco-français, mais européen. Des sujets aussi où les acteurs du marché mènent un fort lobbying, d’autant plus efficace que Bruxelles a tendance à ne traiter le numérique quasiment que du point de vue de la concurrence.
… à traiter au niveau européen
Concernant la protection des données à caractère personnel, le projet de règlement européen, attendu depuis plusieurs années, et qui devrait être applicable en 2018, va faire avancer les choses. Les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) ne pourront notamment plus avancer la disparité des réglementations des pays membres pour ne pas les appliquer. Avec ce règlement, le montant des amendes devient aussi plus dissuasif, passant de 150 000 euros à 20 millions.
Pour Bernard Benhamou, directeur de l’Institut de la souveraineté numérique, une association, il est nécessaire d’utiliser le levier de la commande publique pour soutenir les entreprises européenne sur un marché mondial très concurrentiel.
« Il faudrait orienter la commande publique de l’Etat et des collectivités, en fléchant un pourcentage de ces commandes vers les PME innovantes, avec un système obligatoire. Mais, pour cela, il est nécessaire de réussir à convaincre la Grande-Bretagne… »
Une meilleure rédaction des marchés publics
A leur niveau, d’ores et déjà, les collectivités, peuvent aller dans le sens de la souveraineté numérique en étant attentives à la rédaction de leurs marchés publics, pour que par exemple, ils soient accessibles aux PME, avec des systèmes d’allotissements si besoin. Car si les PME du numériques ont besoin de financements, elles ont surtout besoin d’avoir des clients qui les orientent, leur donnent des retours sur leur produits ou leurs services.
« Louis XIV n’a pas financé la création de Saint-Gobain, mais il lui a commandé la galerie des glaces, qui a permis à l’entreprise d’acquérir un rayonnement qui dure encore », explique Didier Renard, directeur adjoint d’Orange Cloud for Business et président de l’Institut de la souveraineté numérique. C’est pourtant bien de fonds publics dont Orange a bénéficié avant même toute commande, dans le cadre d’un projet soutenu par François Fillon, alors Premier ministre, visant à créer deux champions.
Le résultat final, un coûteux échec à 75 millions d’euros, illustre la difficulté de concrétiser le concept.
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Sur les données, intégrer des critères de sécurité et de localisation
Les marchés doivent aussi prévoir des critères de sécurité et de localisation des données. Si une collectivité utilise un service d’hébergement, elle doit se poser demander où ces données seront stockées. « Par exemple l’Allemagne a décidé que les services aux citoyens ne pouvaient être hébergés en dehors de l’Europe », souligne Bernard Benhamou. « Lorsqu’une collectivité contractualise avec une société il faut qu’elle vérifie, via son marché public, que le fournisseur n’a pas, par exemple, de collusion avec la NSA », ajoute Catherine Morin-Desailly.
Selon elle, il faut faire inscrire dans les textes que les marchés doivent être attribués à des sociétés qui puissent garantir la protection des données personnelles. Un principe vite théorique : une société ne va pas forcément clamer sur tous les toits qu’elle transmet des données en douce à l’agence de renseignement américaine.
La souveraineté numérique passe aussi par la maîtrise de ses systèmes d’informations et de ses logiciels. « Pouvoir accéder au code et le modifier est un préalable à la souveraineté mais ce n’est pas suffisant. Ensuite, il faut maîtriser ses SI. Il y a donc un enjeu de transfert de compétences et de partage de valeur, qui permet au client de devenir indépendant de son fournisseur », estime Alexandre Zapolsky, PDG de l’éditeur de logiciel libre français Linagora.
Passer par la mutualisation
La souveraineté numérique demande aussi des moyens. « La souveraineté coûte plus cher car on met plus de filtres et de barrières par rapport à la vie privée et la sécurité. La mutualisation est donc essentielle pour dégager des marges de manœuvre », estime Akim Oural, conseiller de Lille Métropole en charge du numérique et membre du Conseil national du numérique. Le niveau régional ou départemental, si ce dernier est fortement peuplé, serait selon l’élu lillois le bon échelon pour trouver un modèle économique viable. Et de citer des plates-formes comme Mégalis Bretagne ou e-bourgogne qui permettent aux collectivités de ne pas avoir à aller chercher de solutions sur le marché.
Actionner le développement économique
« Il faut mettre en place une politique industrielle puissante, ce qui veut dire mettre beaucoup de moyens dans la recherche, assister les start-ups pour que des champions se créent », ajoute Catherine Morin-Desailly. La France et l’Europe ont laissé passer le train de l’Internet, mais il est encore temps pour elles de se saisir de sujets tels que l’Internet des objets dans les transports, l’agriculture, le tourisme, la santé, l’assurance…
« Nous avons perdu la première bataille du numérique qui a commencé il y a vingt ans, mais il y en aura d’autres. Il faut faire vite et détecter les secteurs de demain comme l’intelligence artificielle, l’Internet des objets, l’impression 3D ou l’ordinateur quantique », confirme Didier Renard.
Là encore, par leur politique de développement économique les collectivités peuvent donc contribuer à la capacité des entreprises de territoire à pouvoir exister sur un marché qui est très concurrentiel. « En cela, la French Tech est un axe de souveraineté numérique car elle construit un îlot positif autour de cette thématique. C’est une réponse collégiale pour construire un patriotisme économique autour des enjeux numériques », estime Akim Oural.
Dans son rapport de juillet 2015 sur la gouvernance des politiques numériques sur les territoires, il écrivait d’ailleurs que « un soutien appuyé, aux entreprises numériques dans les territoires et à ces nouveaux écosystèmes, est l’un des moyens de renforcer la souveraineté de notre territoire français. Car c’est dans la créativité des entreprises locales, des collectivités, de la recherche et du monde associatif que se trouve très certainement le développement de nouvelles solutions et de nouveaux applicatifs qui permettront d’assurer une indépendance de la France à l’égard des solutions imposées de manière uniforme par les géants de l’Internet en règle générale américains et demain chinois. »
Bientôt un Commissariat à la souveraineté numérique ?
Dans le cadre du projet de Loi « pour une république numérique », un amendement adopté à l’Assemblée nationale prévoit la possibilité de mettre en place d’un « Commissariat à la souveraineté numérique rattaché aux services du Premier ministre dont les missions concourront à l’exercice, dans le cyberespace, de la souveraineté nationale et des droits et libertés individuels et collectifs que la République protège. »
Les députés précisaient notamment que ce Commissariat pourrait mettre en place un système d’exploitation souverain et des protocoles de chiffrement des données. Cependant il semble peut réaliste de vouloir recréer de toutes pièces un nouveau système d’exploitation, voire risible. Au Sénat, un amendement proposant de supprimer ces notions de création d’un système d’exploitation souverain et de protocoles de chiffrement vient d’être adopté.
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