On ne les arrête plus ! Depuis que la question du déficit budgétaire occupe le devant de la scène et qu’une révolte s’étend à l’égard de normes nationales appliquées inconsidérément à des contextes territoriaux très différents les uns des autres, les initiatives se multiplient. Le Sénat vient de rendre ses conclusions sur l’aide aux entreprises. Il conteste moins le montant lui-même que l’opacité des dispositifs et l’absence d’évaluation de leur efficacité. Le même Sénat arrive à propos de la suppression des doublons nés de la multiplication des agences et opérateurs de l’État à des économies potentielles dix fois plus faibles que l’évaluation sommaire qu’en avait faite la Ministre chargée des comptes publics, Amélie de Montchalin.
Quant au Premier Ministre il vient de charger les Préfets de mieux coordonner l’action des agences et administrations et d’adapter les normes à la réalité des contextes, amorçant, même timidement, une révolution institutionnelle attendue de longue date, celle de la gouvernance à multi-niveaux qui substitue à des normes uniformes des principes directeurs communs à charge pour les acteurs publics d’en trouver la traduction intelligente en fonction de chaque contexte (1).
Coût ou utilité ?
Le même François Bayrou avait demandé il y a quelques mois à ses Ministres de faire des propositions d’économie ; un bide complet qui ne saurait étonner les praticiens de l’administration : va-t-on demander à des acteurs publics eux-mêmes si leurs missions sont bien utiles ou si par hasard ils ne seraient pas trop bien dotés ?
A la veille des élections locales de 2026 la question posée par la créativité remarquable de l’État pour inventer de nouveaux dispositifs et opérateurs est moins leur coût que leur utilité au service des collectivités et des citoyens. Personne ne doute que les territoires sont en première ligne pour concevoir et conduire la transition vers des sociétés durables et pour assurer la cohésion sociale, à commencer par les collectivités locales elles-mêmes. Toutes ou presque ont engagé des actions dans ce sens.
Comment aller plus loin et plus fort ? Comment renforcer la pertinence des politiques territoriales ? Comment tirer un meilleur parti du mille feuille administratif et politique auquel ont abouti les multiples lois de décentralisation ?
Ces questions vont mobiliser à la fois les candidats et les citoyens. Comment nourrir au mieux la réflexion des uns et des autres ? Comment hausser leur niveau de compétence et celui de tous les acteurs locaux ? Et en quoi les multiples administrations, agences et réseaux bénéficiant de subventions publiques y contribuent-ils ? On pourrait parler à ce sujet d’efficacité citoyenne de l’argent public, car ce sont bien les citoyens contribuables qui devraient au bout du compte en être les premiers bénéficiaires. Et, là, il y a des progrès considérables et rapides à faire que je vais brièvement exposer.
Changer de posture
Il ne s’agit ni d’abreuver collectivités et citoyens de « bonnes pratiques » ni de conseils et autres offres d’ingénierie. Les institutions internationales ont, il y a quelques décennies, usé et abusé de la diffusion de « bonnes pratiques ». En général pour un bien maigre bénéfice. En effet les processus de changement ne sont pas des recettes de cuisine mais des processus enracinés dans chaque contexte. Plutôt que de bonnes pratiques à copier il faudrait parler d’« expériences inspirantes », de celles qui font réfléchir en en comprenant le contexte, toujours singulier, qui leur a donné naissance. Comme il faudrait parler des « principes directeurs » tirés de multiples expériences qui ont révélé, au-delà de la spécificité de chacune, des sources constantes de réussite ou d’échec.
De même, on croule aujourd’hui sous les consultants et les organismes prêts à donner des conseils, à offrir de l’ingénierie. Mais ce ne sont pas de vrais transferts de compétence. Ce qui compte c’est la capacité des équipes municipales et des citoyens à se nourrir directement des expériences les plus intéressantes et des leçons générales que l’on peut en tirer. On ne peut s’en tenir à un discours descendant, des « experts » vers les « ignorants » ; ça ne marche jamais. D’abord parce que les présumés experts ne connaissent pas le contexte de ceux auxquels ils s’adressent.
Ensuite parce que l’expertise est très souvent sectorielle alors que l’innovation a toujours une dimension systémique. Enfin, parce que l’expert repart avec son expertise, sans avoir doté les acteurs de terrain d’une compétence durable. L’expertise se fonde toujours implicitement sur des expériences concrètes mais n’en garde que les leçons, sans référence à ces expériences.
Et il n’est guère utile de se référer à quelques expériences exemplaires, toujours les mêmes, hissées au rang de modèle à suivre, car le contexte qui les a rendu possibles n’est en général pas transposable. Le vrai vulgarisateur devrait être avant tout un médiateur de l’expérience accumulée, donnant aux acteurs qu’il accompagne accès à une banque d’expériences dont ils pourront eux-mêmes tirer les leçons.
Une communauté vivante
Comme on le voit, l’efficacité de l’argent public, ici, tient à une réponse simple… du moins en apparence : mettre à la disposition des collectivités et des citoyens le meilleur de l’expérience accumulée. Car la connaissance la plus utile à l’action naît de l’action de personnes placées dans la même situation, auxquelles on peut s’identifier. Dans cette période préélectorale, propice aux réflexions et débats, le plus urgent est de donner à tous les citoyens et à tous les acteurs locaux, publics et privés, accès à cette expérience accumulée.
Or ce n’est pas le cas aujourd’hui ! Que faut-il pour cela ? D’abord que toutes les actions menées avec l’argent public, celles des agences de l’État comme celles des multiples réseaux bénéficiant de subventions publiques, fassent l’objet d’une restitution rappelant le processus et ses résultats, analysant les succès et les difficultés (car l’innovation n’est jamais un long fleuve tranquille!). Déjà là on est loin du compte. Ensuite que ces expériences soient mutualisées, ce qui implique non pas un système centralisé (qui ne marchera jamais) mais la volonté de tous de respecter des normes de présentation des expériences qui sont celles des bases de données documentaires. Ce n’est pas non plus le cas.
En troisième lieu, qu’on arrête de classer les politiques de façon sectorielle tout en répétant que la transition est « systémique »; ce qui implique l’adoption par toutes les agences et réseaux d’un outil commun d’indexation rendant effectivement compte des multiples dimensions de l’action. Enfin, que les leçons générales qu’on dit tirer de l’expérience soient effectivement documentées et que l’on montre clairement comment elles ont été dégagées et non qu’on les assène comme vérités venues d’on ne sait où. Ces quatre exigences sont la condition d’une démocratie vivante.
De la volonté politique
Y parvenir est une question de volonté politique, pas de moyens ! On peut demain créer avec toutes ces agences, administrations et réseaux, en France et dans l’Union européenne une Communauté de sites ressources sur les territoires et la transition. Il suffira que chacun de ses membres, au lieu de mitonner dans son coin son propre site web accepte de le doter d’une structuration professionnelle conforme aux normes des sites documentaires et accepte d’indexer ses expériences avec un même outil d’indexation rendant compte des liens entre les questions : ce que j’appelle un atlas relationnel. Moyennant ces conditions simples on peut en quelques mois créer un corpus commun d’expériences, sans pour autant faire perdre à chacun son identité, bien au contraire. On peut aussi sur les sujets les plus importants dégager des synthèses transparentes, c’est à dire se référant explicitement aux expériences des uns et des autres.
Et l’intelligence artificielle, IA, me direz vous. Ne dispense-t-elle pas de cet effort de mutualisation ? Bien au contraire ! Vous avez peut-être lu récemment la manière dont Elon Musk avait trafiqué l’algorithme de son propre logiciel d’IA pour apporter des réponses racistes, suprémacistes, antisémites quelque soit la question posée. Sans aller à cet extrême, vous ne maîtrisez dans l’IA ni l’algorithme utilisé pour produire les synthèses ni le corpus de documents qui y conduit (2). Par contre, si on utilise un logiciel d’IA en l’appliquant à un corpus documentaire particulier, ici les ressources de la Communauté ainsi créée, en lui demandant d’extraire en outre les expériences les plus inspirantes, chaque collectivité, chaque collectif citoyen disposera d’une aide pour dégager les leçons de l’expérience et se doter d’un outil de réflexion le rendant autonome et créatif.
Fort de l’expérience acquise par Citego(3), la banque de quatre mille expériences que nous avons créée et l’outil d’indexation que nous avons mis au point, « l’atlas relationnel », j’ai proposé à des dizaines d’agences, administrations et réseaux de France et d’Europe (4) de bâtir ensemble cette Communauté de ressources (5). Réponse presque unanime : quelle belle idée mais en ce qui nous concerne nous n’avons pas de temps à y consacrer. Et chacun continue de courir dans son couloir, même dans le contexte explosif actuel de menaces sur les agences d’État et de restriction des budgets publics.
Et si la préparation des élections locales était enfin l’occasion de s’y mettre ? Et si les collectivités locales et les citoyens l’exigeaient ?
Thèmes abordés
Notes
Note 01 Voir à ce sujet la Communication de la Commission européenne d’octobre 2018, « COMMUNICATION DE LA COMMISSION AU PARLEMENT EUROPÉEN, AU CONSEIL EUROPÉEN, AU CONSEIL, AU COMITÉ ÉCONOMIQUE ET SOCIALET AU COMITÉ DES RÉGIONS :Les principes de subsidiarité et de proportionnalité: renforcer leur rôle dans l’élaboration des politiques de l’Union : voir aussi « petit traité de gouvernance », Pierre Calame, ECLM 2022 :https://www.eclm.fr/ petit traité de gouvernance Retour au texte
Note 02 Le récent post du DGS de Loos en Gohelle, Lucas Lyszak, sur Linkedin, résume parfaitement ces différentes exigences : a)Agréger les ressources déjà existantes et les rendre facilement accessibles ; b) Utiliser l’IA comme une ressource, non comme une fin en soi ; c) Mettre la notion de commun au centre ; d) Imaginer une solution par les territoires, pour les territoires, ancrée dans le quotidien ; e) Créer un agrégateur, pas une couche de plus : une gare d’aiguillage, un hub de ressources opérationnelles. Difficile de dire mieux ce que doit être la Communauté de sites ressources. Retour au texte
Note 03 L’association CITEGO, Cités, territoires, gouvernance, www.citego.org a construit au fil des années une banque d’expériences riche de plus de quatre mille cas, en français, anglais et espagnol, issus de France, d’Europe et du reste du monde. Retour au texte
Note 04 Petit florilège d’administrations et de réseaux français et européens : ADEME, ANCT, CEREMA, CGDD, OFB, Agences de Bassin, réseau des agences régionales de l’environnement RARE, France urbaine, Plan Urbanisme construction et architecture, programme de recherche sur les métropole (POP SU), Territoires d’industrie, réseau des Agences d’urbanisme FNAU, France ville durable, Eurocités, Energy cités, programme européen Net zero cities, réseau des territoires à énergie positive TEPOS, Agence française de développement AFD, Portico European urban initiative, Association des intercommunalités, CNFPT, Fédération des agences locales énergie climat FLAME, Université Gustave Eiffel, URBACT programme européen de recherche sur les villes... Retour au texte
Note 05 Communautés de sites ressources sur les territoires et la transition, CORETET , https://www.citego.org/bdf_fiche-document-3373_fr.html Retour au texte