L’habilitation législative donnée au gouvernement pour adopter par voie d’ordonnance des mesures législatives en matière de recours contentieux contre les autorisations d’urbanisme donne du baume au cœur aux promoteurs dans une conjoncture morose et attentiste.
Elle constitue une avancée significative par la stricte reprise de propositions récentes et concises qui succèdent elles-mêmes à des demandes anciennes et réitérée des professionnels de l’immobilier. Cette réforme législative s’appuie sur les conclusions du rapport déposé le 25 avril 2013 par le groupe de travail présidé par Monsieur Daniel Labetoulle.
Elle conduit cependant à s’interroger sur le partage recherché entre les recours légitimes et ceux qui seraient abusifs ou « malveillants » (1), et au-delà, sur ce mal particulier qui frapperait le monde de la construction et les remèdes qu’on se propose de lui administrer.
La singularité du permis de construire
Les études et rapports récents l’ont confirmé, la singularité du contentieux des autorisations de construire n’est ni statistique (2), ni liée à une lenteur particulière du traitement des dossiers. Le recours contre les permis de construire vient gripper le modèle économique de base de la promotion immobilière.
Ce modèle est celui dit du compte à rebours du promoteur qui établit son bilan prévisionnel en fonction des recettes qu’il escompte sur le marché et en déduit le prix qu’il peut affecter au foncier. Le foncier brut est donc acquis par promesses de ventes sous différentes conditions suspensives, dont la principale est celle de l’obtention d’un permis de construire définitif, c’est-à-dire purgé de tout recours.
Les autres conditions suspensives sont du reste asservies à celle-là, l’obtention de crédits bancaires d’accompagnement comme la validation d’un taux minimum de pré-commercialisation étant tributaires du socle que constitue le permis de construire.
Ce point est essentiel : c’est moins la valeur des arguments avancés contre le permis de construire qui est en cause, que l’aléa attaché à l’existence même du recours et à la gestion du temps. Pour purger ce recours, même en utilisant les facultés aujourd’hui offertes par la loi et la jurisprudence pour éviter in fine une annulation, la commune et le bénéficiaire du permis de construire devront attendre des années (3).
Même si depuis 2006, l’introduction du recours emporte la suspension du délai de péremption du permis de construire (4), le temps de la justice administrative n’est pas compatible ni avec celui du montage d’une opération de promotion immobilière qui suppose de prendre parti sur la promesse de vente sous une échéance donnée, ni même avec un projet personnel de construction.
Rares sont les processus industriels dans lesquels un tiers peut s’immiscer et bloquer la chaîne de production tout entière. Une telle possibilité existe en matière de permis de construire, car l’acte administratif est attaquable par tout requérant présentant un intérêt lui donnant qualité pour agir.
C’est la raison pour laquelle l’une des sept mesures envisagées par le récent groupe de travail et reprise à l’article 1er de l’ordonnance n°2013-638 du 18 juillet réside dans la fixation d’une définition textuelle et plus restrictive que la jurisprudence, de l’intérêt à agir. En réponse à l’objectif de clarifier les règles de l’intérêt à agir, il est proposé de faire référence, tant pour la personne physique que morale, à la condition que le projet soit « soit de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance du bien qu’elle détient ou occupe régulièrement ou pour lequel elle bénéficie d’une promesse de vente ou de bail ».
Le contour de la notion « d’affectation directe des conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance du bien» risque de conduire à certains tâtonnements assez empiriques par le juge administratif. La situation des requérants et la configuration des lieux continueront à jouer un rôle essentiel. Pour éviter que le requérant ne se tricote un intérêt à agir sur mesure en réaction à un projet, la proposition vient également étendre à tous les requérants, l’exigence d’antériorité par rapport à la publicité de la demande d’autorisation. Cette antériorité est déjà imposée pour les associations depuis la loi ENL du 13 juillet 2006 (5). Les « circonstances particulières » permettant d’y déroger restent à déterminer.
Ces deux nouveaux critères peuvent indiscutablement tarir la source des contentieux. Mais l’appréciation de l’intérêt pour agir restera-t-il l’apanage de la seule formation collégiale du tribunal puis de la cour ? (6)Dans l’affirmative, le gain de temps escompté dans le traitement des contentieux risque de rester lettre-morte.
La solution en trompe l’oeil de la recherche d’une réduction du contentieux par la limitation des recours
De manière très lucide, le plus récent groupe de travail présidé par Monsieur Labetoulle a alerté sur la méprise consistant à rechercher la panacée dans la limitation du droit d’ester en justice. Le contentieux en matière de permis de construire est pour partie la pathologie du droit de l’urbanisme, domaine dans lequel « l’inflation législative se grossit de l’enflure » (7), tant les textes d’origines diverses se multiplient formant non plus un système juridique mais des strates plus ou moins étanches.
Si des recours peuvent être regardés comme moralement critiquables par les mobiles qui animent leurs auteurs, nombre d’entre eux ne sont mus que par un réflexe de défense –enfermé dans un bref délai de deux mois – (8) devant un projet dont les indications données par un panneau d’affichage n’apportent qu’une connaissance limitée et un peu inquiétante (9).
La pratique du contentieux en matière d’urbanisme est ainsi marquée par l’extrême sensibilité de chacun à l’évolution de son environnement naturel ou urbain. On est souvent saisi que les récents acquéreurs d’un appartement dans une zone d’aménagement soient offusqués quand un nouvel immeuble est édifié en vis-à-vis du leur. L’explication rationnelle d’un plan de composition globale, officiel et mis à la concertation des habitants ne suffit pas toujours à rendre raison à de tels contestataires. L’amnésie apparaît encore plus forte dans les lotissements récents dans lesquels le dernier arrivé s’auto-convainc qu’il est l’ultime constructeur, pensant que son jardinet sera à jamais prolongé de la pâture qui le jouxte.
La culture en matière d’architecture comme en matière de validation partagée et raisonnée des choix d’urbanisme n’est pas suffisante en France pour que, à l’instar de certains cantons suisses, on caresse l’espoir de faire diminuer les contentieux « par réaction » en imposant au pétitionnaire avant de mettre en œuvre ses travaux, d’implanter sur son terrain des gabarits tridimensionnels de la construction future …
Quand on estime que le fond du droit est en cause dans l’inflation contentieuse, on ne doit pas oublier qu’à côté des règles arithmétiques –hauteur, implantation, gabarits- dont les marges d’interprétation sont limitées (10), il existe des règles liées à l’aspect des constructions. Le requérant, même de bonne foi, confond alors souvent son jugement de valeur sur la « beauté » ou les choix architecturaux effectués l’application de la norme.
Il est souvent totalement inaccessible à l’idée que le juge administratif n’exerce en cas d’octroi d’un permis de construire que le contrôle minimum de l’erreur manifeste, même lorsque la formulation de la norme est impérative. Le contraste est encore plus fort quand, généralement, c’est sur le fondement de la formulation permissive de l’article R.111-21 du Code de l’urbanisme que la critique est formulée (11). Cet article est d’ordre public et s’applique même pour des sites qui n’ont fait l’objet d’aucune protection (12). Réduire l’étendu de cet article aurait le double mérite d’imposer un vrai choix au service instructeur.
Il pourrait également dissuader de former une contestation alors que de nombreux projets se développent aujourd’hui (13) en tissu urbain constitué –comblement de « dents creuses », augmentation d’un étage ou rapprochement des constructions des limites séparatives, opérations plus lourdes de « renouvellement urbain »-, ce qui suscite de nombreux contentieux de voisinage tant devant le juge administratif que le juge civil.
La très délicate identification du recours malveillant
A la suite des précédentes propositions formulées en ce sens (14), on cherche une solution « à la française » pour limiter le contentieux en séparant le bon grain de l’ivraie. Les gouvernements successifs tentent ainsi de distinguer le recours « légitime » du recours « malveillant » ou « abusif ».
C’est en soi un peu vain, comme relèverait d’un oxymore l’assertion d’un « recours bienveillant ». Pour s’engager dans cette voie, il faut tout d’abord se rassurer sur l’absence d’atteinte excessive portée au droit d’ester en justice qui est protégé tant par la Constitution française (15) que par la Convention européenne des droits de l’Homme (16).
Cette double protection constitutionnelle et « conventionnelle » ne doit pas être négligée à l’heure où les questions prioritaires de constitutionnalité se multiplient. Le Conseil Constitutionnel s’appuie sur l’article 16 de la Déclaration de 1789 pour retenir que « sont garantis par cette disposition le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif, le droit à un procès équitable, ainsi que les droits de la défense lorsqu’est en cause une sanction ayant le caractère d’une punition » (17).
Si la CEDH admet que le droit à saisir un tribunal se prête à des limitations implicites, notamment quant à la recevabilité des recours, ces limitations ne peuvent pas restreindre l’exercice d’un recours à un point tel qu’il se trouve atteint dans sa substance même (18). La limitation doit donc répondre à un but légitime et être proportionnée à celui-ci.
L’abus de droit à l’épreuve du contentieux du permis de constuire
C’est aujourd’hui au juge judiciaire civil qu’il revient d’éventuellement sanctionner l’abus qui peut être commis dans l’exercice du droit d’ester en justice. Il applique les principes de la responsabilité délictuelle, et doit donc tout d’abord caractériser une faute dans l’exercice de ce droit. L’un des apports du projet est de permettre au bénéficiaire de l’autorisation attaquée de former, devant le juge administratif, une demande de condamnation du requérant en dommages et intérêts, en cas de « recours abusif ».
L’objectif est manifestement surtout symbolique et comminatoire. Il vient bousculer la compétence entre les deux ordres de juridiction. Il n’enlèvera probablement pas au juge civil la compétence qu’il tient en matière de responsabilité délictuelle de l’article 1382 du Code civil.
Le juge civil est du reste très rétif à reconnaître et sanctionner un abus de droit d’ester en justice. Cela ne rend que plus significative l’avancée issue d’un arrêt de la Cour de cassation du 5 juin 2012 qui, en validant la condamnation pour abus de droit, d’un promoteur qui avait attaqué le projet d’un concurrent, s’est attachée aux mobiles de cette action (19).
En revanche, même s’il échoue, le requérant ne commet pas un abus s’il a pu se méprendre sur ses droits, même en commettant une erreur de procédure (20), et s’il n’est pas démontré que le recours a été formé à des fins dilatoires ou avec une intention de nuire (21). Le juge civil examine à cette fin par le menu le déroulement du contentieux devant le juge administratif pour y rechercher la légitimité de l’action et les chances éventuelles que celle-ci avait de prospérer (22).
Même s’il justifie cette option par souci de célérité dans la mise en œuvre de son projet, le promoteur qui sollicite un permis de construire modificatif pour couper court à tout débat sur tel ou tel grief, peut paradoxalement se voir opposer cette intelligence de situation pour écarter le caractère abusif de l’action du requérant (23).
La Cour de cassation est stricte dans l’exigence de la caractérisation d’une faute faisant dégénérer en abus le droit d’agir en justice (24). L’arrêt récent du 5 juin 2012 est peut-être un signal particulier donné dans le domaine du contentieux de l’urbanisme.
Il y a en fait abus de droit lorsqu’il existe une véritable instrumentalisation de la justice. Le comportement nocif qui devrait être sanctionné avait été remarquablement résumé par le Professeur Gilli dans son commentaire de l’arrêt de la Cour d’Appel d’Aix en Provence du 10 décembre 1991 (25).
Références
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Thèmes abordés
Notes
Note 01 Egalement qualifiés par extension de « recours mafieux », par exemple par Madame Cécile Duflot lors de son intervention sur France-Inter le 24 juin 2013. Retour au texte
Note 02 Même si le contentieux de l’urbanisme tend à croître et représente une des cinq principales matières en stock devant les juridictions administratives Retour au texte
Note 03 Durée moyenne de trois ans et deux pour atteindre une décision d’appel et de quatre ans et sept mois si on ajoute un pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat, selon l’étude d’impact de la loi habilitant le Gouvernement à légiférer pour accélérer les projets de construction. Retour au texte
Note 04 Art. R.424-19 du Code de l’urbanisme Retour au texte
Note 05 Art. L.600-1-1 du Code de l’urbanisme Retour au texte
Note 06 Le défaut d'intérêt à agir n'est pas au nombre des « irrecevabilités non susceptibles d'être couvertes en cours d'instance » au sens du 4° de l'article R. 222-1 du code de justice administrative qui peuvent être rejetées par simple ordonnance : Conseil d’Etat, 1er mars 2013, req. n°353825. Retour au texte
Note 07 Selon le mot du Doyen Jean Carbonnier Retour au texte
Note 08 Art. R.600-2 du Code de l’urbanisme Retour au texte
Note 09 Pour une construction, les seules mentions en seront la surface de plancher et la hauteur exprimée en mètres par rapport au sol naturel : art. A.424-16 du Code de l’urbanisme Retour au texte
Note 10 Sous réserve de l’ambiguïté qui naît souvent de leur rédaction confuse. Retour au texte
Note 11 Art. R.111-21 du Code de l’urbanisme Retour au texte
Note 12 Conseil d’Etat, Section, 6 mai 1979, Lebon p.308. Retour au texte
Note 13 Tant pour limiter la consommation des espaces que pour pallier la rareté du foncier disponible. Retour au texte
Note 14 Le rapport « L’urbanisme, pour un droit plus efficace » de 1992 a marqué l’importance de la sécurité juridique dans ce domaine relayé plus récemment par le rapport Pelletier de 2005. Retour au texte
Note 15 Article 16 de la Déclaration de 1789 : « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de constitution ». Retour au texte
Note 16 article 6 relatif au droit à un procès équitable. Retour au texte
Note 17 Décision n°2010-38 QPC du 29 septembre 2010. Retour au texte
Note 18 CEDH 21 mai 2002, Peltier contre France, aff. n°32872/96. Retour au texte
Note 19 Civ. 3ème 5 juin 2012 n°11-17919 Retour au texte
Note 20 Cour d’Appel de Pau 23 avril 2007 SCI Laoudie n°1542/07 Retour au texte
Note 21 Cour d’Appel de Versailles, 29 octobre 2009, SAS K&B, n°08/03704 ; Cour d’Appel de Bordeaux, 14 novembre 2011, n°10/2993 Retour au texte
Note 22 Cour d’Appel de Paris, 23 mai 2013 Ganivet, n°08/00529 Retour au texte
Note 23 Cour d’Appel de Paris, 10 novembre 2005, Simard, n°03/19525 ; Cour d’Appel d’Aix-en-Provence, 20 mai 2008, SCI Riviera Beauvert, n°07/03440 Retour au texte
Note 24 Civ., 3ème , 24 octobre 2012, n°11-12816 ; Civ., 3ème, 6 octobre 2009, n°08-20307 ; Civ., 3ème, 17 janvier 1973, n°71-14746 Retour au texte
Note 25 RFDA 1993 p.150 : « La lenteur de la justice est également mise à profit par d’autres requérants qui, dissimulent, dans le pire des cas sous une noble apparence des intérêts individuels et pécuniaires, savamment repeints en vert, pour gêner des constructions dont ils espèrent que le banquier, le notaire ou le client ne prendra pas à la légère l’existence du recours. Dans certains cas, le requérant attend un dialogue, et le désistement intervient, à ce jour moins souvent en raison de risques de représailles judiciaires, telles que celles qui correspondent à l’arrêt commenté, qu’en raison d’un dédommagement que verse le constructeur, pour la réparation pour le meilleur des cas, du trouble de jouissance que sa construction va procurer aux voisins ». Retour au texte