Le corps d’une personne décédée pendant le confinement peut-il être photographié pour accompagner le deuil des proches ? Comment réagir à l’interdiction de la toilette mortuaire ? Est-il possible de laisser un couple de personnes handicapées vivant dans le même centre se retrouver quand l’un se voit appliquer des consignes de confinement total et l’autre peut bénéficier de dérogations ? Comment maintenir les liens familiaux quand les contraintes sanitaires les empêchent ? Comment réagir quand un résident d’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) atteint de troubles cognitifs ne peut donner un consentement éclairé au test de dépistage ? Comment accompagner à distance une personne confinée à domicile ?
Ces questions à la fois dramatiques et concrètes posées par les travailleurs des secteurs sanitaire, médico-social et social depuis l’apparition du virus renvoient aux fondamentaux de leurs métiers. « L’éthique émerge dès que se pose la question du sens de son travail et de la façon d’agir dans un cadre où il existe une tension entre différentes postures », analyse Marie-Paule Cols, personne qualifiée du Haut conseil du travail social.
Questions éthiques
« La crise sanitaire a exacerbé les questions éthiques », constate Patricia Sitruk, membre du bureau de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux (Uniopss) et du Conseil recherche et prospective. Néanmoins, les professionnels remarquent que les tensions éthiques ne sont pas apparues avec le Covid. Antoine Perrin, directeur général de la Fehap, note que « le contexte était tendu avant la crise et [qu’]on interrogeait déjà la question des effectifs insuffisants ».
Myriam El Khomri a largement alerté dans son rapport sur l’emploi dans les métiers du grand âge, et le personnel hospitalier manifestait depuis plus d’un an pour « sauver l’hôpital public ».
Le philosophe Fabrice Gzil, responsable du pôle réseaux de l’espace éthique de la région Ile-de-France, confirme : « Le manque de moyens occasionne un inconfort éthique structurel pour délivrer le bon soin ». L’accompagnement social n’échappe pas à cet inconfort. Marie-Paule Cols pointe « la priorisation des actions ».
Document-repère pour répondre aux questionnements éthiques
Les Ehpad, les résidences seniors et services, les unités de soins de longue durée et les établissements psychiatriques ont particulièrement été impactés. Le premier confinement et le déconfinement de mai 2020 ont fait naître des situations de malaise, des dilemmes éthiques inhabituels liés notamment à la limitation des contacts ou à la peur des contaminations et de la souffrance, pour les professionnels comme pour les bénévoles.
« Dès le début de la crise, il a fallu trouver un équilibre entre sécurité et liberté, d’une part, et entre sécurité physique et sécurité psychique, d’autre part », raconte Pascal Champvert, président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA). « La Fehap a mis sur pied des binômes dédiés à l’accompagnement des collectifs de travail sur les questions éthiques », relate Alice Casagrande, directrice de la formation, de l’innovation et de la vie associative.
Alors qu’il n’a plus été question d’enfermer les personnes au cours du deuxième confinement, Brigitte Bourguignon, ministre chargée de l’Autonomie, a confié en novembre 2020 à Fabrice Gzil la mission de formaliser un document de repères et ressources pour répondre aux questionnements éthiques des directeurs et des équipes des Ehpad et des autres résidences pour personnes âgées sans « qu’il soit porté atteinte aux exigences fondamentales de l’accompagnement et du soin » (Comité consultatif national de l’éthique (CCNE), avis du 30 mars 2020).
Le philosophe adopte un profil « humble » : « Il ne s’agit pas de dire aux professionnels ce qu’ils doivent faire ou ajouter de la norme mais de soutenir leur engagement et étayer leur réflexion ». Une charte éthique « sur les valeurs et les principes de l’accompagnement des aînés dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux » complétera en juin 2021 le « document-repère » en rappelant notamment les « points qui devraient plus particulièrement faire l’objet d’une vigilance systématique ».
Espaces de réflexion
Pour intéressants que seront ces documents, ils ne doivent pas occulter la prise en compte antérieure de la dimension éthique par les professionnels et l’existence de structures dédiées à ces réflexions.
« La culture de l’éthique se développe, avec des comités dédiés dans le sanitaire et le médico-social », témoigne Sébastien Claeys, responsable de la communication et de la stratégie de médiation de l’espace éthique Ile-de-France (EEIDF). Pour Patricia Sitruk, il n’en demeure pas moins « indispensable de désenclaver la réflexion éthique du seul secteur sanitaire ». Elle signale « un comité d’éthique créé en 2018 » à l’Uniopss et le rôle joué depuis le printemps pour diffuser l’information du CCNE et des espaces de réflexion éthique régionaux.
Chaque région est en effet dotée, depuis la loi de bioéthique de 2004, d’un espace de réflexion éthique régional (ERER), placé sous la responsabilité des agences régionales de santé, en vue de développer la formation éthique des professionnels des établissements de santé.
Au printemps, des cellules éthiques de soutien Covid-19 ont été créées en leur sein. Sébastien Claeys poursuit : « la crise a montré l’utilité de la démarche éthique en tant que pratique de terrain pour accompagner les professionnels ». Alice Casagrande constate que l’éthique de la deuxième vague est une « éthique – colère » qui vient interroger « les dirigeants de structure et les directeurs des ressources humaines sur ce système méta qui engendre pénurie de personnel, formations-flash, recrutements limites et métiers au rabais ». Elle propose que « les espaces ressources éthiques [entrent] dans la palette des services à mettre en œuvre dans la loi Grand âge et autonomie ».
Priorisation et triage
Du côté hospitalier, les soignants décident dans l’urgence d’actions de réorganisation des soins pour faire face aux contaminations. Cette priorisation, résumée par le raccourci médiatique de « triage des malades », est fondée sur la prise en compte d’une balance gravité/efficacité pour sauver le plus de vies possible tout en tenant compte de la situation de ressources contraintes. La pratique a donné lieu à un avis du CCNE au ministre de la Santé en date du 16 novembre 2020 : « Aucune situation de pénurie ne justifierait de renoncer aux principes de l’éthique médicale ». Le CCNE recommande l’accompagnement, l’évaluation des pertes de chance des « patients Covid et non Covid », un « pilotage territorial déconcentré » ainsi qu’une délibération démocratique restaurée passant par une « participation plus effective » des citoyens.
Pour Marie-Paule Cols, « Les questions éthiques sont globales et profondes. Elles interrogent les inégalités sociales et il serait bénéfique de revisiter la question de l’engagement professionnel et de la participation ». « Il faut mobiliser davantage la démocratie en santé », renchérit Sébastien Claeys. Alors qu’un nouvel exemple de l’enjeu démocratique de l’éthique est fourni avec le consentement éclairé à la vaccination anti-Covid, c’est la question de l’acceptabilité sociale des mesures édictées par le Gouvernement qui est posée. L’éthique aurait-elle ainsi une dimension politique ? Elle a sans aucun doute à voir avec la nature et les contours de notre système de santé, et plus largement encore avec la société dans laquelle nous souhaitons vivre.
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