À quelques jours du Congrès des maires, une question urgente se pose : les collectivités locales doivent-elles prendre le contrôle de toute la chaîne alimentaire, de la terre à l’assiette ? Depuis la réforme de la commande publique en 2016, certaines d’entre elles ne se contentent plus d’acheter des denrées via des marchés publics. Elles investissent dans des terres agricoles, créent des légumeries ou des unités de transformation, et structurent des filières locales pour répondre aux enjeux de durabilité et de souveraineté alimentaire.
Si ces initiatives, comme la légumerie d’Ouges à Dijon ou Approv’Halles en Île-de-France, sont louables, elles soulèvent des questions fondamentales : les collectivités ne risquent-elles pas de fausser le marché, de créer une dépendance économique pour les agriculteurs impliqués, ou de se substituer aux acteurs privés sans garantie de viabilité ? Jusqu’où peuvent-elles – et doivent-elles – aller ? Rappelons que la restauration scolaire ne fonctionne que 150 jours par an…
Un nouveau rôle pour les collectivités : producteur, transformateur, distributeur
Les collectivités ne se limitent plus à s’approvisionner via la commande publique. Elles deviennent propriétaires terriens, investisseurs dans des outils de transformation, et même distributeurs via la restauration collective. Cette intégration verticale de la chaîne alimentaire répond à des objectifs légitimes :
- Réduire la dépendance aux circuits longs et favoriser les circuits courts de proximité.
- Garantir une alimentation locale et durable pour les cantines scolaires.
- Soutenir l’économie agricole régionale.
Pourtant, cette prise de contrôle interroge. En achetant des terres pour y installer des producteurs locaux, les collectivités ne risquent-elles pas de recréer une forme de servage moderne ? Les agriculteurs, soumis à des cahiers des charges stricts, à des volumes imposés, à des cycles de production contraints, pourraient perdre leur autonomie. Fonctionnaires territoriaux déguisés ? Producteurs contraints par des contrats déséquilibrés ? La frontière est ténue.
Exemple : la fermeture de nombreuses légumeries publiques ou d’abattoirs ces dernières années montre que ces projets, bien que vertueux, ne sont pas toujours économiquement viables. Qui paiera demain les amortissements des infrastructures ou les aléas de production ? Les contribuables et les usagers, déjà sollicités pour financer l’amont (achat de terres, subventions) et l’aval (restauration scolaire) ?
Un risque de distorsion du marché et d’éviction des acteurs privés
En se substituant aux acteurs privés, les collectivités faussent la concurrence. Les entreprises locales, souvent innovantes et réactives, ne seraient même pas consultées puisque les appels d’offres disparaissent ou pourraient se voir exclues des marchés publics au profit d’une logique monopolistique. Pire, cet interventionnisme pourrait standardiser l’offre alimentaire, au détriment de la diversité et de la qualité.
Problème, les chefs et cuisiniers des cantines, habitués à des produits variés et adaptés, en partie déjà transformés, pourraient se retrouver contraints de travailler avec des denrées standardisées, issues de filières contrôlées par les collectivités. Qui gagnera à ce jeu ? Certainement pas les convives, ni les producteurs locaux indépendants.
Question, les collectivités ont-elles prouvé qu’il existait une carence de l’offre privée justifiant leur intervention ? Dans de nombreuses régions, agriculteurs et PME agroalimentaires sont parfaitement capables de répondre aux besoins des cantines, à condition qu’on leur en donne les moyens par la mise en œuvre de la loi EGAlim (marchés publics accessibles, prix rémunérateurs).
Une fragilité économique et politique
Ces investissements massifs dans la chaîne alimentaire dépendent des aléas politiques. Un changement de gouvernance locale peut remettre en cause des projets coûteux, laissant les agriculteurs et les collectivités dans l’impasse. Sans compter les risques financiers : qui assumera les pertes en cas d’échec ?
Autre écueil, en se lançant dans la transformation industrielle (légumeries, abattoirs), les collectivités entrent en concurrence directe avec des entreprises privées, parfois plus efficaces et innovantes. Pourquoi réinventer la roue quand des solutions existent déjà ?
Vers un modèle hybride et transparent ?
Plutôt que de contrôler la chaine alimentaire, les collectivités pourraient jouer un rôle de facilitateur :
- Soutenir les filières locales sans les étouffer, via des consultations ouvertes et des marchés publics inclusifs et des partenariats équitables.
- Investir dans l’éducation alimentaire et la transparence (ex : afficher le coût réel des repas produits, y compris les amortissements).
- Collaborer avec les acteurs privés (agriculteurs, coopératives, PME) pour coconstruire des solutions durables.
Exemple inspirant : Certaines collectivités, comme Lyon ou Nantes, ont su fédérer les acteurs locaux sans les dominer, en créant des plateformes de mise en relation entre producteurs et cantines, ou en participant à des projets collaboratifs plutôt qu’en les portant elles-mêmes
Un débat nécessaire
Les collectivités ont un rôle clé à jouer pour garantir une alimentation saine, locale et accessible. Mais doivent-elles pour autant devenir des acteurs hégémoniques de la chaîne alimentaire ? Le risque est grand : étouffer l’initiative privée, créer de nouvelles dépendances, et alourdir la charge des contribuables et/ou des usagers sans garantie de résultats.
Plutôt que de tout internaliser, les collectivités gagneraient à favoriser les partenariats, à soutenir l’innovation et à garantir la transparence sur les coûts réels de ces politiques. L’enjeu n’est pas de contrôler, mais de fédérer – pour le bien des acteurs de la chaine alimentaire jusqu’au consommateur, et des territoires.
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