La question identitaire
Le régionalisme constitue-t-il vraiment une menace pour la République ?
Benjamin Morel : Il existe un régionalisme économique et culturel qui s’inscrit pleinement dans la République. Et puis, il y a une instrumentalisation politique de certaines cultures locales, une construction idéologique en opposition à l’unité nationale, un roman régional qui se met en place. Cette réécriture de l’histoire broie les petites patries. La langue gallo, qui était pratiquée à Nantes et à Rennes, est délaissée au profit d’une langue bretonne unique.
On invente des noms de ville en breton qui n’ont jamais existé. Ce Disneyland identitaire a des conséquences lourdes. Le taux de Bretons qui se disent plus Bretons que Français est passé de 19 à 38 % entre 1990 et 2008, selon un sondage de TMO pour le conseil régional de Bretagne. Les résultats sont peu ou prou les mêmes en Alsace. En Europe, c’est en Corse que le vote séparatiste est le plus élevé.
Romain Pasquier : On peut toujours jouer à se faire peur. Mais en Alsace, en Bretagne et au Pays basque, le régionalisme politique n’a jamais réussi à percer. La France demeure un pays centralisateur, une sorte d’URSS qui a réussi. En dehors de la Corse et de l’outre-mer, le régionalisme politique ne dépasse pas la barre des 10 %.
Vous parlez pourtant de poussée séparatiste dans votre essai « La France en miettes »…
B. M. : En Bretagne, la course à l’échalote régionaliste est portée par une formation classique, le Parti socialiste. C’était le cas aussi en Corse jusqu’en 2015, où le président PRG du conseil exécutif, Paul Giacobbi, a défendu la co-officialité de la langue, « le retour des prisonniers politiques » sur l’île… Il a repris l’ensemble du programme des nationalistes. Et cela s’est terminé comme en Ecosse avec les travaillistes. Les électeurs ont fini par voter directement en faveur des nationalistes.
Cette surenchère n’est d’ailleurs pas seulement politique. Elle est aussi institutionnelle. Les élus bretons et alsaciens regardent avec des yeux énamourés le statut de la Corse. Les Corses lorgnent sur la Nouvelle-Calédonie. Tous sont envieux de l’autonomie de la Catalogne ou de l’Ecosse. Au même titre que la Belgique et l’Italie, l’Espagne et la Grande-Bretagne sont pourtant en état de décomposition avancée.
R. P. : Vous croyez que le spectacle que donne notre vie politique française fait envie à nos voisins ? Ce n’est pas parce que le drapeau blanc et noir de la Bretagne flotte dans une multitude de manifestations sportives de par le monde que l’on peut parler de victoire culturelle, de nationalisme définitif. Le père de la grande historienne Mona Ozouf était un instituteur laïc. Il était aussi un fervent défenseur de la langue bretonne.
Plutôt que d’avoir une vision monomaniaque et obsessionnelle, il vaut mieux travailler la complexité des sociétés. Bien sûr, des régionalistes ont basculé dans la collaboration, en Bretagne notamment. Mais, il y en a eu aussi qui se sont opposés à Vichy, comme Jean Hennessy. L’industriel du Cognac fait partie des 80 parlementaires qui ont refusé les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Fruit de la tension entre le centre et sa périphérie, le régionalisme ne peut être enfermé dans un camp. Il est, selon les époques, conservateur, républicain, fédéraliste, nationaliste, décolonisateur, de gauche, d’extrême gauche, européen…
Une France à la carte
Faut-il instaurer une véritable différenciation territoriale, comme le préconisent beaucoup d’élus bretons ?
B. M. : Il y a de quoi se poser quelques questions quand on voit le projet d’assemblée unique de Bretagne porté par l’ancien garde des Sceaux, Jean-Jacques Urvoas, et soutenu par un certain Romain Pasquier. Dans une région qui intégrerait la Loire-Atlantique, c’est-à-dire aussi grande que la Belgique, est mise en place une structure extrêmement centralisée, ultra-jacobine. Jean-Jacques Urvoas propose même que la répartition des postes se fasse selon une vision culturaliste, comme au Liban. Il y a un représentant de la haute Bretagne gallophone et un autre de la basse Bretagne bretonnante. Les pays n’ont quasiment aucun pouvoir. Où est l’apport démocratique quand tout est administré à une échelle aussi lointaine ?
R. P. : Ce qui me paraît important dans ce projet, c’est qu’il acte la reconnaissance d’une vision différenciée du territoire qui, au fond, existe dans les faits depuis bien longtemps. Lorsque la République se retrouve confrontée à des rapports de force non favorables, elle sait s’adapter. La France fédérale existe déjà. Il suffit d’aller en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie pour le constater. Les populations concernées en redemandent. En Corse, la participation a été bien au-dessus de la moyenne nationale lors des dernières élections territoriales. Ailleurs, on a une armée mexicaine d’institutions qui ont bien du mal à affronter les défis du réchauffement climatique, des inégalités sociales, des déserts médicaux…
Quel type de différenciation proposez-vous ?
R. P. : La différenciation passe par l’expérimentation autour d’autorités organisatrices. J’avais proposé, au moment où je croyais qu’Emmanuel Macron portait un souffle girondin, que la Bretagne soit un laboratoire des politiques publiques du XXIe siècle. Nous avons la chance d’avoir une région relativement petite par rapport aux géants nés en 2015. Nous avons aussi de grandes intercommunalités et de grandes communes qui peuvent servir de relais. Mais la différenciation ne s’est faite qu’à dose homéopathique. C’était un rêve d’universitaire…
B. M. : La différenciation est devenue un mot-valise pour masquer l’absence de vision. Ce concept a l’avantage de plaire à tout le monde. Les maires trouvent les lois et les règlements nationaux trop bavards. Ces textes, c’est vrai, étouffent les collectivités dans l’exercice de leurs compétences. D’où, parmi les édiles, une demande de différenciation.
Celle-ci atteint une autre ampleur chez les présidents de région qui veulent prendre dans leur giron des compétences départementales. Tout cela ne favorise pas la lisibilité. En dehors des titulaires d’un master 2 de droit des collectivités, qui comprend ce que fait la collectivité européenne d’Alsace ? Il est très difficile d’apprécier le bilan de ses politiques publiques. Ses élus l’ont bien compris. Ils préfèrent mettre en avant un logiciel identitaire et mobiliser, à travers une consultation taillée sur mesure, des militants convaincus d’avance par le retour à la région Alsace.
Vers un big bang territorial
Retour du conseiller territorial, redécoupage des régions… Emmanuel Macron lance des ballons d’essai ces dernières semaines. Mais quelle est sa doctrine en matière d’architecture des collectivités?
B. M. : Nous sommes, comme le dit le professeur Bertrand Faure, dans un Etat unitaire féodalisé, fondé sur le fait du prince. La vision territoriale d’Emmanuel Macron dépend beaucoup des inté- rêts électoraux de La République en marche. Quand le président du Grand Est, Jean Rottner, rallie Valérie Pécresse, l’entourage du chef de l’Etat évoque un retour de la région Alsace dans « Le Canard enchaîné ». Ce petit jeu étatique est profondément irresponsable.
R. P. : Emmanuel Macron et Elisabeth Borne n’ont pas tiré les leçons de la crise du Covid-19. L’état des hôpitaux et de l’Education nationale pose pourtant la question de la décentralisation. Hélas, le grand souffle des libertés locales de 1981 a été perdu. Il s’agissait de réaliser le rêve d’Alexis de Tocqueville dans ses escapades américaines, de faire en sorte que les institutions communales soient « à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science » : c’est-à-dire la première brique de la démocratie. En diluant toutes les responsabilités, on a perdu ce fil-là. Il ne reste plus qu’un prince à la tête d’un Etat vaporeux, qui, d’en haut, peut revenir sur les compétences exercées, en bas, d’un claquement de doigts.
Faut-il redécouper les régions ?
B. M. : Une fois qu’une bêtise a été faite, faut-il la réparer ? Une telle opération représente un coût élevé pour les finances publiques. Mais on a une région Nouvelle-Aquitaine qui est aussi grande qu’un Etat fédéral, l’Autriche ! Quel est l’apport démocratique d’administrer le Cantal depuis Lyon plutôt que depuis Paris ? Il n’y a pas de carte idéale. Le risque d’un redé- coupage est de larguer un peu plus la population. C’est au fil du temps que les citoyens s’approprient une collectivité, ses compétences, ses politiques… Sans ce modus vivendi, il n’y a pas de démocratie locale possible.
R. P. : Une chose est sûre. Il faut sortir de la logique des fusions de blocs régionaux de 2015 pour se situer à une échelle départementale.
Quelles sont vos pistes de réforme?
R. P. : De manière générale, le pire serait de rester au milieu du gué avec une décentralisation inachevée, une très faible coopération entre les échelons et un Etat qui dirige à distance les collectivités par l’hyper-normativité. Grâce à sa capacité de coordination entre les différents échelons et une répartition stable des compétences, le modèle allemand est très intéressant. Les représentants de l’Etat et des länder se réunissent chaque semaine. En France, on a surtout habitué les élus à dépenser. L’Etat a entretenu cette irresponsabilité. Le président de la région Alsace, Adrien Zeller, disait, à raison, que les régions seront matures quand elles ne prendront plus seulement des compétences stratosphériques, comme l’aménagement, mais lorsqu’elles accepteront de « se coltiner des compétences à emmerdements ».
B. M. : En Allemagne, le citoyen s’y retrouve car tous les länder ont les mêmes compétences selon un modèle stable. Il n’y a pas de course à l’échalote identitaire. On peut gérer à long terme les politiques publiques. Le local et le national ne s’opposent pas. D’après les rapports de l’OCDE de 2016 et du FMI de 2014, il y a deux conditions pour que la décentralisation ne soit pas pourvoyeuse d’inégalités, il faut un aménagement national du territoire et de la péréquation. Sans cela, on aura des régions riches prédatrices qui rendront les régions pauvres encore plus pauvres.
Un faux clivage
Pour Benjamin Morel, le clivage entre Girondins et Jacobins, qui anime la vie politique, « est une reconstruction historique sur la décentralisation ». « Le terme n’apparaît d’ailleurs que sous la plume de Lamartine. Girondins et Jacobins étaient également centralisateurs, mais aussi favorables à une forte liberté communale », souligne le politologue.
La tentation fédérale
Romain Pasquier plaide pour un « fédéralisme coopératif ». Cela passe, à ses yeux, par une forme de hiérarchie des normes, au profit des régions. Une piste iconoclaste qui se heurte à bien des résistances. « Lorsque j’ai prononcé le mot “fédéralisme“ au Sénat, j’ai été sifflé », rappelle volontiers le politologue breton.
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