Le diagnostic est malheureusement irréfutable : notre démocratie est malade. Les symptômes sont eux bien connus : abstention endémique, banalisation de l’extrême droite, augmentation des violences contre les élus, brutalisation des débats… Notre démocratie, ce « pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres » selon la fameuse formule de Churchill ne parvient plus que très imparfaitement à honorer sa promesse originelle : celle de résoudre pacifiquement par la délibération les intérêts contradictoires qui traversent la société et faire primer un intérêt général unissant le peuple.
Les causes de cet affaiblissement démocratique commencent elles aussi à être bien identifiées. Il y a bien sûr le télescopage des multiples « crises » (financière, économique, sociale, écologique, sanitaire…) qui font de l’exceptionnel la norme. Il y a bien sûr l’accélération du temps politique, où chaque nouvelle polémique éphémère requiert moins une réflexion rationnelle qu’une réaction émotionnelle. Il y a bien sûr la légitime anxiété de nos concitoyens face au creusement des inégalités et aux bouleversements environnementaux à l’œuvre, accentuée par le sentiment d’impuissance de nos élus malgré les alternances de majorité.
Par-delà ces facteurs, objets de nombreuses analyses, nous observons une autre source moins visible mais tout aussi puissante qui alimente l’épuisement démocratique. Elle touche à l’essence même du contrat social sur lequel repose la raison d’être et la force de nos institutions républicaines. Nous sommes en effet convaincus que l’actuel fonctionnement, ou plutôt le dysfonctionnement, de la gouvernance des finances publiques tend à éloigner le citoyen de ses représentants. Presque toujours traitées comme une matière purement technique alors qu’elles sont éminemment politiques, les finances publiques –leur fonction, leur gestion, leur avenir– sont dans l’angle mort de la pensée sur le devenir de notre démocratie.
Le financement des services publics essentiels à notre vie collective, la gestion des deniers publics au service de l’intérêt général, la réallocation des ressources prélevées pour permettre à chacun d’exercer ses droits : toute l’architecture de nos finances publiques est devenue d’une telle complexité qu’elle semble effroyablement confuse au plus grand nombre, y compris aux élus. Elle ressemble alors à une machine infernale dont le contrôle échappe à ceux qu’elle est censée servir.
Le cas de l’impôt constitue un archétype. Le consentement à l’impôt est en effet une des fondations de l’Etat moderne. C’est autour de la Révolution qu’a pu émerger la souveraineté populaire et donc l’idée même de Nation. Le temps a passé et aujourd’hui, nous avons l’impôt ambigu. De rafistolages en rafistolages, s’est développé un système où on ne sait plus qui fait quoi, qui paye quoi, où en somme personne ne comprend plus comment fonctionnent nos politiques publiques, ce qui alimente durablement le rejet des citoyens.
Nous formulons tous les deux ce constat depuis des postes d’observation privilégiés, que sont le Conseil National d’Evaluation des Normes (CNEN) et le Comité des Finances Locales (CFL), que nous avons respectivement l’honneur de présider. Ces deux institutions ont en commun d’être le point de jonction entre la machine administrative de l’Etat central et le dernier maillon de proximité que sont les collectivités territoriales. Toute action publique étant le fruit du concours de l’échelon national et du niveau local, c’est aussi au sein de nos instances que s’opère la confrontation de légitimités entre l’Etat et les élus de proximité. A cet égard, nous mesurons d’une part l’extraordinaire complexification de la gouvernance de nos finances publiques, qui déboussole le citoyen, et d’autre part, le mal-être démocratique dont les élus locaux, et tout particulièrement les maires, sont les premiers témoins.
C’est pourquoi, malgré nos différences politiques, nous souhaitons proposer des solutions communes pour répondre à la crise démocratique, en appelant à une meilleure gouvernance des finances publiques, particulièrement locales. Conscient du niveau de confiance que les citoyens placent dans les élus locaux, et notamment les maires, nous sommes en effet convaincus que c’est par le local, en relançant la décentralisation que nous pourrons revivifier la démocratie.
A ce titre, nous prenons acte avec intérêt des déclarations du président de la République qui a déclaré vouloir porter « une vraie décentralisation » engageant des transferts de « responsabilités » mais aussi de « financements », tout comme de l’annonce d’« assises de la dépense publique en février prochain» par le ministre de l’Economie et des Finances lors de ses vœux. En attendant les actes, les mots semblent dessiner un chemin pour répondre au mal-être démocratique par le rétablissement d’un véritable contrat social, avec son incontournable dimension financière, qui unit élus locaux et citoyens. Les collectivités ne doivent plus être dépendantes des subsides que veut bien leur concéder l’Etat, comme un adolescent qui quémande son argent de poche. Selon le principe du « qui décide paye et qui paye décide », les collectivités doivent pleinement jouir de leurs libertés, avec évidemment la responsabilité que cela implique. Elles doivent ainsi être pleinement associées à la gouvernance des finances publiques.
Notre expérience à la tête du CNEN et du CFL, mais aussi d’élus locaux, nous conduit à formuler plusieurs propositions concrètes fortes pour engager notre pays sur le chemin d’une meilleure gouvernance des finances publiques locales :
- L’établissement chaque année d’un projet de loi de finances des collectivités. A l’instar de ce qui existe pour l’Etat (PLF) et la Sécurité Sociale (PLFSS), nous avons besoin d’un texte retraçant l’ensemble des concours financiers à destination des collectivités locales, mais également des contributions exigées de ces dernières aux politiques publiques. Au-delà de l’apport évident en termes de lisibilité et d’intelligibilité des ressources locales, un tel texte aura pour effet bénéfique de renforcer la qualité du travail parlementaire en concentrant l’ensemble des débats ayant trait aux collectivités locales, aujourd’hui épars.
- L’adoption d’une loi pluriannuelle de financement des collectivités locales. Complémentaire du PLF « collectivités », ce texte aurait pour objet de donner de la visibilité sur plusieurs exercices aux collectivités. En effet, les élus à la tête de collectivités territoriales pâtissent trop souvent de l’absence de prévisibilité de leurs ressources et charges pour pouvoir bâtir sereinement leurs budgets. Cette incertitude, qui fait peser sans cesse la menace d’un Etat modifiant les « règles du jeu », constitue un frein à l’investissement et entraine une prudence excessive dans l’engagement de projets pourtant essentiels au territoire.
- Surtout, la mise sur pied d’une nouvelle autorité administrative indépendante, dont l’ambition serait de veiller au respect de la libre administration des collectivités ainsi que de leur autonomie financière et fiscale. Issue de la fusion du CNEN et du CFL, cette instance disposerait de moyens humains et techniques propres pour mener à bien ses missions. A l’instar du Défenseur des droits, elle pourrait mener des enquêtes, collecter et analyser des données, produire des rapports et procès-verbaux. Institution indépendante et collégiale, elle serait administrée par un conseil d’élus locaux. Cette proposition prend d’ailleurs en grande partie appui sur une recommandation de la Cour des Comptes dans son récent rapport sur les scénarios de financement des collectivités locales. Il ne s’agit pas de s’opposer à l’Etat central, qui est un partenaire indispensable, mais de rééquilibrer les rapports avec les collectivités dans le sens d’un meilleur respect de leurs prérogatives constitutionnelles.
En adoptant ces mesures de bon sens, le gouvernement et le Parlement affirmeraient de manière claire et non ambiguë la confiance de l’échelon central dans l’échelon local afin de réconcilier les citoyens avec leur Etat dont les collectivités pourraient enfin se porter garantes.
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