«On ne peut expliquer cette situation dramatique que par le manque de dialogue. Les services préfectoraux et départementaux, les intercommunalités et les communes ne consultent jamais, jamais, les gens du voyage sur la localisation des aires », regrette Marc Béziat, délégué général de l’Association nationale des gens du voyage citoyens (ANGVC). Pour rappel, la loi « Besson » du 5 juillet 2000 oblige les communes de plus de 5 000 habitants à assurer les « conditions de passage et de séjour des gens du voyage sur son territoire, par la réservation de terrains aménagés à cet effet ».
Ce sont les préfets, en collaboration avec les présidents de département, qui évaluent les besoins et les obligations des collectivités en matière de réalisation d’aires d’accueil et de grand passage. Ils les fixent dans des schémas départementaux d’accueil et d’habitat des gens du voyage (SDAHGDV). Depuis la loi « Notre » de 2015, la localisation de ces aires relève des intercommunalités. « Mais les EPCI ne font rien sans l’accord des communes, dont dépendent le plus souvent les documents d’urbanisme, qui doivent être mis en conformité. Il s’agit donc de décisions politiques des élus locaux qui, dans la majorité des cas, choisissent des terrains dont personne ne veut », résume Marc Béziat.
Pourtant, dès 2001, la circulaire du 5 juillet décrit la localisation des aires d’accueil en ces termes : « Elle doit garantir le respect des règles d’hygiène et de sécurité des gens du voyage, et éviter les effets de relégation. […] Les aires d’accueil sont situées au sein […] de zones urbaines ou à proximité de celles-ci afin de permettre un accès aisé aux différents services urbains (équipements scolaires, éducatifs, sanitaires, sociaux et culturels [et aux]services spécialisés) […]. Est donc naturellement à proscrire tout terrain jugé incompatible avec une fonction d’habitat. »
Relégation et isolement
Rares sont les aires d’accueil qui répondent à ces critères. Selon le décompte de William Acker, 70 % des 1 358 aires d’accueil et de grand passage sont isolées. Leurs occupants ont le plus grand mal à accéder aux commerces et aux services publics. Il est difficile d’en sortir autrement qu’en étant véhiculé.
Un exemple parmi d’autres : l’aire d’accueil d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Située au milieu d’un nœud impressionnant de voies – autoroute, nationale, départementale –, elle est à environ 4 kilomètres (soit une petite heure de marche) du centre-ville. « C’est l’une des pires en termes d’accessibilité », témoigne Clément Larhantec, chargé de mission « pôle habitat » à la Fédération nationale des associations solidaires d’action avec les Tsiganes et les gens du voyage (Fnasat - Gens du voyage).
Deux bretelles extrêmement courtes la relient à la départementale D370, limitée à 70 kilomètres heures. « C’est impossible d’en sortir à pied. On est condamné soit à y rester, soit à être véhiculé. C’est problématique pour les jeunes et les femmes qui amènent leurs enfants à l’école », poursuit Clément Larhantec. L’an dernier, un quinquagénaire y a trouvé la mort, percuté par une voiture en revenant des courses. Une mort anonyme, confirmée par la Fnasat et par Baba, habitant sexagénaire de l’aire voisine de Tremblay-en-France. Contacté à plusieurs reprises, l’établissement public territorial Paris terres d’envol (8 communes, 367 200 hab.), dont dépend l’aire d’Aulnay-sous-Bois, n’a pas souhaité répondre. Le gestionnaire, le syndicat d’équipement et d’aménagement des pays de France et de l’Aulnoye, non plus.
Prise au hasard, voici l’aire de la communauté d’agglomération Evreux portes de Normandie (74 communes, 110 000 hab., Eure). Le SDAHGDV 2012-2018 recommandait le maintien d’une aire de 32 places dans la commune-centre, Evreux, pourtant fermée. Malgré tout, en 2019, l’interco décide de placer la nouvelle aire dans une petite commune excentrée, Guichainville. « J’ai des contraintes, je n’ai pas de foncier en centre-ville », déclare Nicolas Gavard-Gongallud, conseiller communautaire (DVD), délégué à la sécurité des zones communautaires, à l’accueil des gens du voyage et à la fourrière animale (sic !). Il admet que l’aire se situe à proximité d’un centre de traitement des ordures ménagères et d’une déchetterie. Mais c’est un autre chapitre.
Exposition aux nuisances
« Pour trouver une aire d’accueil, il faut souvent chercher la déchetterie », affirme Marc Béziat. La liste des aires qui subissent divers types de nuisances – odeurs, bruits, pollutions, risques environnementaux – est tout aussi longue. « L’aire de Saint-Germain-en-Laye [Yvelines] est collée à la plus grosse station d’épuration d’Europe, le Siaap. Ça pue, pour dire les choses crûment. Celle de Villeparisis [Seine-et-Marne] est coincée entre une carrière de sable et un site de recyclage de verre à l’air libre. Les gens y respirent de la poussière de verre », énumère Clément Larhantec.
A l’image de l’aire d’accueil du Petit-Quevilly, à Rouen, celle de Saint-Menet, à Marseille, est proche de l’usine Arkema, classée « Seveso seuil haut ». « L’aire est dans la zone létale de l’usine. Si celle-ci explose, et si les gens du voyage ne sont pas soufflés, ils ont cinq minutes pour se mettre à l’abri. Où ? Dans leurs caravanes ? » interroge Noé Coop, voyageur et représentant de l’association Rencontres tsiganes. Ni la métropole Aix-Marseille-Provence ni celle de Rouen Normandie n’ont souhaité témoigner.
Dans le pays de Gex agglo (27 communes, 96 500 hab., Ain), l’aire de Gex est située au milieu d’une gigantesque décharge. « Dans les années 1960, c’était une décharge de produits électroménagers. Plus tard, des déchets de chantiers. Il y a aussi d’anciens transformateurs d’EDF. Tout cela pourrit depuis des années. C’est pollué au polychlorobiphényle [PCB] et à l’arsenic, on y voit des coulées rouges un peu partout », décrit Lionel Damiano, militant écologiste et secrétaire de l’association Pays de Gex - Solidaires.
Les habitants de l’aire, sédentarisés, demandent depuis des années de la quitter et de s’installer sur des terrains locatifs familiaux. Voici la réponse écrite de l’interco à nos sollicitations : « Pays de Gex agglomération est une collectivité particulièrement exemplaire sur le respect du schéma d’accueil départemental des gens du voyage et d’importantes sommes sont budgétées chaque année (environ 1 million d’euros, auxquels s’ajoutent plus de 50 000 euros de frais de nettoyage des abords après les passages). » Précision : le territoire compte 4 aires d’accueil pour 102 places et une aire de grand passage de 100 places.
Equipements défaillants
Le décret de 26 décembre 2019, en application de la loi « égalité et citoyenneté » du 27 janvier 2017, a précisé quelques éléments des conditions de vie sur les aires d’accueil : la place de la résidence mobile dispose de 75 mètres carrés, chaque emplacement (hébergeant en général deux caravanes) doit comporter, au minimum, un bloc sanitaire, avec un lavabo, une douche et deux WC. En outre, 20 % des blocs sanitaires doivent être accessibles aux personnes en situation de handicap.
« Nous avons initié un programme de réhabilitation de nos aires, celles d’Yzeure et de Moulins, équipées jusqu’à présent de blocs sanitaires centraux. Cependant, on ne pourra pas individualiser complètement les sanitaires de l’aire de Moulins car elle est située en zone inondable », explique Marie-Luce Garapon, conseillère communautaire (PS) déléguée aux gens du voyage de Moulins agglo (26 communes, 54 200 hab., Allier).
Noé Coop décrit les blocs sanitaires à Saint-Menet : « Au-delà des WC turcs, les douches sont construites en béton brut. Pour éviter les moisissures, un espace de 20 centimètres sépare les murs du toit. En hiver, les gens mettent des chauffages d’appoint pour se doucher. C’est extrêmement dangereux ! »
La pire des aires semble être celle de Tremblay-en-France, dépendant de l’ETP Paris terres d’envol. Ouverte en 2004 aux abords de l’un des plus grands aéroports d’Europe, Charles-de-Gaulle, elle devait être temporaire. Mais le provisoire dure depuis dix-huit ans. L’un de ses habitants, l’aîné Baba, confie : « Nous étions 12 familles. Depuis, des enfants sont nés. Nous avons 4 toilettes, pas de douche et une seule arrivée d’eau. L’hiver, ça gèle, on n’a pas d’eau pendant une semaine. On va avec les seaux au cimetière voisin, on se débrouille. »
Il espère, comme tant d’autres, s’établir ailleurs, loin des nuisances sonores et polluantes, loin de la fumée du crématorium.
Une vie recouverte de poussière de ciment
Il ferait presque bon vivre sur cette aire d’accueil implantée entre deux communes de la métropole européenne de Lille (MEL, 95 communes, 1,17 million d’hab.), Hellemmes et Ronchin. Certes, elle est surpeuplée, mais c’est le sort de beaucoup d’équipements, au vu du non-respect de la loi « Besson ». Elle dispose cependant de blocs sanitaires individualisés et propres. Les déchets y sont ramassés le mercredi et le samedi. Les voyageurs, devenus sédentaires, y ont construit de petits chalets pour y installer des plaques de cuisine, une table à manger, un canapé, un écran de télévision. L’été, on déjeune sous les auvents. On gonfle une piscine pour les enfants.
Il ferait bon vivre sur cette aire, si elle n’était pas coincée entre l’usine de production de béton prêt à l’emploi Unibéton et le site de concassage de Briqueteries du Nord. La haie de cyprès qui sépare les caravanes de la cimenterie ne les protège guère de la poussière. Une poussière aussi invisible que dense. Le talus sommaire qui entoure la concasserie n’est pas plus efficace. « On lave nos voitures le vendredi soir, elles sont propres jusqu’à lundi matin », résume Nana, l’un des aînés de l’aire. Sue Ellen ne quitte pas le torchon. Elle a comme un tic – nettoyer la table toutes les dix minutes. Car la saleté s’infiltre partout. Les égouts débordent à cause des sédiments de ciment, selon les voyageurs. Plus grave encore, la poussière cimente les poumons des habitants.
« Nos enfants enchaînent les bronchiolites dès leur naissance et deviennent asthmatiques », assure Sue Ellen. Avec sa sœur Carmen et trois autres femmes, elles ont créé un collectif en 2014, un an après l’installation de la concasserie, l’usine de trop. Il s’appelle « Da So Vas », « on tend la main », en romani. « Je ne savais pas ce que c’était, un collectif. Mais j’ai appris : c’est pour nous défendre. Nous, ce que l’on veut, c’est partir d’ici ! Changer d’aire ! » Changer d’air également.
Depuis huit ans, ces demandes pressantes n’ont hélas pas abouti. Du côté de la MEL, les choses avancent lentement. Patrick Delebarre, vice-président (SE) chargé des gens du voyage, explique : « Nous venons de voter, fin juin, une délibération pour se conformer au schéma départemental, respecté jusqu’à présent à 60 %, et créer des terrains familiaux et de l’habitat adapté. Car nous avons encore environ 300 autres familles sans solution. » Et concernant celles de l’aire de Hellemmes-Ronchin ? « J’ai bon espoir qu’elles puissent être logées ailleurs. Mais cela prend beaucoup de temps de trouver des solutions », conclut l’élu.
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Gens du voyage et collectivités : des relations toujours complexes
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