«Si l’on continue comme ça, des enfants seront bientôt privés d’œufs et de volaille à la cantine », alerte Jean-Marc Peyrical, président de l’Association pour l’achat dans les services publics (Apasp), avocat associé au sein du cabinet Peyrical et Sabattier associés. En effet, dans la restauration scolaire, la pénurie se fait sentir sur la volaille et les œufs, à cause de l’épizootie de grippe aviaire, tandis que, sur le porc, la peste porcine africaine influe sur le marché et que, pour l’huile de tournesol et le blé dur, c’est la guerre en Ukraine qui tend les approvisionnements.
Dans d’autres secteurs, on ne parle pas forcément de pénuries, mais de fortes hausses des prix, notamment liées à l’évolution des coûts des énergies – gaz, électricité et pétrole. Des énergies indispensables à la production dans l’agriculture (les serres de tomates chauffées au gaz), l’industrie (le PVC produit à partir de pétrole), la construction ou la distribution d’eau potable. « L’ensemble des chantiers subissent des pénuries et des hausses de prix, assure Jérôme Gaffodio, au service “construction et maintenance des bâtiments” du département de l’Ardèche. Les menuiseries aluminium ont ainsi quinze à vingt semaines de délai et elles ont pris jusqu’à 35 % d’augmentation. »
Les entreprises rognent leurs marges
Sur l’eau potable et l’assainissement, les produits de traitement, dont le mode de production nécessite du gaz, sont touchés. D’après Jean-Luc Abélard, directeur général de la Semerap, une société publique locale (SPL) chargée de l’eau et de l’assainissement dans le Puy-de-Dôme, les prix « du chlore, du polymère et de la chaux ont augmenté de 40 % à 60 % ».
Mais le secteur est aussi concerné par les tensions sur certains produits électroniques qui touchent les télécompteurs d’eau, ainsi que par la hausse des prix sur les tuyauteries due à la pression sur la fonte ou au prix du pétrole pour les canalisations en PVC. Et ce n’est pas tout : « Les pompes consomment énormément d’électricité, explique Jean-Luc Abélard. Nous avons signé un nouveau contrat avec un prestataire en 2021, le prix a augmenté de 41 %, cela représente un surcoût de 400 000 euros par an. » Il s’estime chanceux : « Une autre SPL a lancé sa consultation quelques mois après nous, ils ont pris 100 % d’augmentation ! »
Face à cette situation, la Fédération nationale des travaux publics monte au créneau : « Nous vivons un moment pour le moins compliqué, explique Bruno Cavagné, son président. Globalement, sur la totalité des travaux, il y a une hausse des prix de 10 % et les révisions de marchés portent sur 5 à 6 %. Et il s’agit d’une moyenne ! Pour certaines entreprises, on parle de 40 % à 60 % d’augmentation. Les entreprises sont obligées de rogner leurs marges alors que les PME sont déjà affaiblies par la crise du Covid. Ce que je dis aux collectivités, c’est que l’on ne peut pas être les seuls à subir cette hausse. Si ça continue, on ne répondra plus aux appels d’offres. Nos fournisseurs nous imposent des prix. Si les élus locaux veulent que l’on continue à travailler, il faut que tout le monde se mette autour de la table. Ce n’est pas un épiphénomène. »
Mot d’ordre clair du gouvernement
Le département de l’Ardèche a vu une entreprise se retirer de l’un de ses marchés plutôt que de supporter les hausses de prix. « Celle-ci a déclaré forfait, mais nous avons aussi des entreprises qui ne répondent plus aux appels d’offres, relève Jérôme Gaffodio. Par exemple, concernant l’acier ou l’Inox, elles ne peuvent pas s’engager sur des montants. Cependant, elles oublient que, sur quasiment tous nos marchés, les prix sont révisables. »
A ce propos, le mot d’ordre du gouvernement est clair : une circulaire relative à l’exécution des contrats de la commande publique, rédigée fin mars par les services du Premier ministre, demande qu’une clause de révision des prix soit intégrée dans tous les contrats de la commande publique à venir et rappelle la possibilité de modifier les contrats en cours, « lorsqu’elle [la révision] est nécessaire à la poursuite de leur exécution ». « Le message de l’Etat est très incitatif, réagit Jean-Marc Peyrical, au sein de l’Apasp. Le problème, c’est que nombre d’acheteurs publics ne l’entendent pas de cette oreille. Nous avons fait une visio avec une centaine d’entre eux récemment et la moitié nous a dit : “Non, on a justement un contrat qui est prévu pour prendre en compte les évolutions économiques, on l’applique”. »
Effectivement, de nombreux marchés publics ont déjà une formule de révision des prix. « Nous invitons les entreprises à consulter les clauses de révision de leurs marchés, témoigne Laurent Le Corre, directeur des affaires administratives et juridiques au sein de la Sembreizh, opérateur immobilier pour la région Bretagne. Et la doctrine de la région est de mettre en place des facilités de paiement à hauteur de 60 %, sans garanties. Mais si d’autres maîtres d’ouvrage ne vont pas au bout des mesures qu’ils pourraient appliquer, il ne faudrait pas que certaines entreprises poussent auprès de ceux qui sont bienveillants. Il faut que chacun fasse sa part. » Notamment, que les entreprises titulaires des marchés répercutent les révisions de prix sur leurs sous-traitants, ce qui, d’après les observations de Sembreizh sur ses marchés, ne semble pas automatique.
La théorie de l’imprévision
Sans parler d’un possible effet d’aubaine, dont tous les acteurs parlent sans arriver à le quantifier. « Nous avons de fortes présomptions, affirme Bruno Cavagné. Le message de nos fournisseurs est : soit vous acceptez les prix, soit vous n’avez pas de matériaux. Quand le prix n’arrête pas d’augmenter alors que ceux des énergies fluctuent, on se pose des questions. Je pense que Bercy commence à se pencher sur certains secteurs. » Du côté des acheteurs publics, il n’est donc pas question de faire des chèques en blanc. « Déjà, il faut envisager des produits substituables, explique Jean-Marc Peyrical. Ensuite, il faut demander des documents comptables précis pour identifier objectivement la demande de révision des prix. »
Des justificatifs obligatoires si le prestataire ou le fournisseur invoquent la mise en œuvre de la théorie de l’imprévision : « La négociation est toujours possible sur une éventuelle indemnité compensatoire, mais cela nécessite des justificatifs produit par produit », analyse Christophe Hébert, directeur du pôle « éducation, restauration et loisirs » à Harfleur et président de l’Association des directeurs de la restauration territoriale (Agores). Il poursuit : « C’est une usine à gaz ! L’Agores demande la possibilité de remettre en jeu un marché sans mise en concurrence. Avec un seuil baissé à 90 000 euros sur une période de trois à six mois. Cela permettrait des renégociations, sans risque pour l’entreprise de perdre le marché. »
Et si la crise dure, la question de la répercussion sur l’usager se posera inévitablement. « Les discussions sont en cours afin d’évoquer une hausse des prix pour les abonnés ou une compensation supportée par les collectivités, témoigne Jean-Luc Abélard, à la Semerap. Nous sommes en train de calculer l’écart avec le compte d’exploitation prévisionnel. De toute façon, la compensation ne pourra être qu’une solution provisoire. »
« Il faut mettre en place une nouvelle formule de révision des prix »
Christophe Hébert, directeur du pôle « éducation, restauration et loisirs » à Harfleur (8 300 hab., Seine-Maritime), président de l’Association des directeurs de la restauration territoriale (Agores)
« Nous sommes confrontés à plusieurs éléments qui se superposent : la grippe aviaire, la peste porcine, les difficultés d’approvisionnement sur l’alimentation animale qui impactent les élevages, l’inflation des prix à la consommation, la hausse des coûts des énergies qui touche le prix des produits industriels, etc. Cela provoque une situation généralisée d’augmentation des coûts, mais nous ne savons pas dans quelle mesure elle pourrait être orchestrée.
Il y a un manque de transparence. Les fournisseurs ne nous expliquent pas précisément les raisons. Ainsi, pour le poisson, une hausse du coût des carburants est appliquée, mais on ne connaît pas la règle de calcul pour évaluer l’augmentation finale du produit. A ce stade, l’impact économique peut être géré en limitant l’usage de certains produits, par exemple ceux qui nécessitent des fritures, et en favorisant l’huile d’olive. Mais nous faisons désormais face à des fournisseurs qui demandent une renégociation des prix. C’est une demande très compliquée à satisfaire en plein exercice budgétaire. Incontestablement, il faut mettre en place une nouvelle formule de révision des prix sur l’inflation et les indices des marchés de gros, alors que nous n’avons aucune visibilité à long terme. »
Domaines juridiques