Proches des tribunaux lorsqu’il s’agit de battre le fer contre l’Etat, les élus locaux aimeraient en être éloignés concernant leur éthique. Selon l’observatoire de la Société mutuelle d’assurance des collectivités locales (Smacl), le nombre d’élus ayant fait l’objet d’une procédure judiciaire a bondi de 42 % sous la dernière mandature.
Pour manquements au devoir de probité, 624 ont été poursuivis et 271 condamnés sur le mandat 2008-2014, et, sur celui qui vient de se finir, 677 poursuivis et 185 condamnés. « Le nombre de condamnations sur le dernier mandat va forcément augmenter car toutes les procédures ne sont pas arrivées à leur terme », précise Luc Brunet, responsable des risques juridiques de l’observatoire. Les manquements au devoir de probité sont en tête des poursuites (plus de 35 %), devant les atteintes à l’honneur (29 %).
Près d’un élu condamné par semaine
La hausse du nombre de poursuites contre les élus locaux se confirme, selon le baromètre 2022 du risque pénal public local de l’observatoire de la Smacl. Et la mandature 2014-2020 marque un record : + 42 % par rapport à la précédente. Mais qui dit poursuite ne dit pas condamnation ! Entre avril 1995 et juillet 2021, il a recensé 1 516 condamnations prononcées contre des élus locaux, soit près de 58 par an, un peu plus d’un élu condamné par semaine. Le taux moyen de condamnation des élus locaux poursuivis est de 38,9 %. L’observatoire estime qu’il y aura 718 condamnations sur les 1846 poursuites à la fin des procédures, pour le dernier mandat.
Très loin du « Tous pourris »
Mais, pour Luc Brunet, « la hausse sur le manque de probité reste modeste. D’autant plus que l’on constate généralement que six élus sur dix poursuivis bénéficient d’une décision de justice qui leur est favorable. On est très loin du “tous pourris”. Le taux de mise en cause pénale des élus locaux toutes infractions confondues est à peine supérieur à 0,3 % ». Et le nombre de poursuites devrait baisser. D’après une projection encore fragile, la Smacl prédit que, d’ici à 2026, un peu moins de 600 élus seront poursuivis pour manquement à leur devoir de probité, aboutissant à un peu plus de 240 condamnations. La question est de savoir combien ils sont à passer entre les mailles du filet. Pour l’ancien conseiller au service central de prévention de la corruption, Noël Pons, « il est difficile d’avoir une vision réelle de l’importance de la corruption car, par nature, elle est cachée et les scandales de corruption sont toujours démesurés lorsqu’ils sont médiatisés ».
Obstacles et intimidations
Au point parfois de créer un effet de trompe-l’œil ? En tout cas, « la médiatisation des scandales impliquant des élus a atteint, depuis dix ans, un niveau inégalé », affirmaient déjà en 2005 les sociologues Philippe Bezès et Pierre Lascoumes dans la « Revue française de science politique ». Ces révélations font souvent les choux gras de la presse locale. Comme celui du maire (DVD) de Roubaix, Guillaume Delbar, condamné en première instance en décembre 2021 alors qu’il était poursuivi pour recel de biens obtenus par abus de confiance et escroquerie en bande organisée, à la révocation en conseil des ministres, en 2019, du maire (DVD) d’Hesdin, Stéphane Sieczkowski-Samier, condamné en appel pour détournements de fonds publics en avril 2021.
Mais la médiatisation et l’activisme des associations anticorruption, qui a redoublé depuis qu’Anticor et Transparency international France ont obtenu du ministère de la Justice un agrément les autorisant à se porter partie civile (en 2015 et 2017), ne suffisent pas toujours. Les obstacles ? Des infractions complexes, un manque de lanceurs d’alertes et de moyens des enquêteurs, la lenteur des procédures judiciaires…
Et même si la presse prend parfois le relais des associations, d’autres complications se font jour. Plusieurs médias dénoncent l’utilisation systématique par certains élus locaux de moyens asymétriques dont ils jouissent au niveau juridique, parmi lesquels la protection fonctionnelle, pour intimider. « Il ne faut pas oublier que c’est la collectivité qui paie. Il faudrait réguler [le recours à la protection fonctionnelle] avec un avis du déontologue ou du président du comité éthique de la collectivité car il s’agit d’une perte de temps, d’argent, en frais d’huissier et d’avocat, et d’énergie pour les médias », souligne Jacques Trentesaux, cofondateur de « Mediacités », média en ligne d’investigation locale en régions.
« Pour s’attaquer à un homme politique aujourd’hui, il faut être solide psychologiquement et professionnellement »
Eve Szeftel est journaliste à Libération et auteur du livre-enquête « Le Maire et les barbares » (Editions Albin Michel, 2020). Dans cette enquête fouillée, elle dénonce le système clientéliste de Jean-Christophe Lagarde, alors maire de Drancy, et de son parti l’UDI pour accéder à la mairie de Bobigny en 2014. Elle témoigne dans la Gazette sur son marathon judiciaire.
« C’est tout à fait légitime pour un élu de vouloir se défendre mais dans mon cas j’estime que ce sont des procédures baillons car Jean-Christophe Lagarde a choisi d’attaquer systématiquement mes prises de parole dans les médias, chaque interview me valant une plainte. Il multiplie les procédures (6 dans mon cas) et attaque dans discernement des propos qui ne sont en rien diffamatoire. Le but est de me réduire au silence afin de maintenir l’omerta sur le système clientéliste que je décris dans le livre.
Plus globalement, il y a une vraie asymétrie qui pose un problème systémique. D’un côté, les procédures ne coutent rien à l’élu comme il est souvent couvert par la protection fonctionnelle. De l’autre, le journaliste attaqué doit se payer un avocat et est confronté à des procédures qui sont lourdes et chronophages car la charge de la preuve est inversée.
Si c’était à refaire je le referai parce que je suis salarié. Je ne suis pas dans la précarité d’un pigiste ou d’un blogueur local. Pour s’attaquer à un homme politique aujourd’hui, il faut être solide psychologiquement et professionnellement. »
Alors quelles solutions espérer pour une meilleure moralisation de la vie politique ? Cinq ans après la promesse de campagne d’Emmanuel Macron, « force est de constater qu’il n’y a pas eu de grande réforme à ce sujet et on ne peut que regretter le nombre de responsables politiques mis en examen », analyse Farah Zaoui, juriste d’Anticor. Le quinquennat Hollande avait pourtant permis des progrès en matière de transparence et de durcissement de la réglementation, salués encore récemment par l’OCDE, notamment grâce à la loi « Sapin 2 » après l’affaire « Cahuzac ». Parmi eux, il y avait la création de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique en 2013, du parquet national financier en 2014 et de l’Agence française anticorruption fin 2016.
Être irréprochable, un enjeu
Mais, pour Yvon Goutal, avocat spécialiste des collectivités, la législation va parfois trop loin et se trompe de cible : « Le traitement pénal des conflits d’intérêts publics, quand, par exemple, un élu est dans une SPL [société publique locale] et un conseil municipal, est absurde. Il faut se rendre compte qu’aujourd’hui le risque principal pour un élu est de ne pas avoir souscrit à une obligation déclarative relative au conflit d’intérêts. » Plutôt que de durcir une nouvelle fois les règles, il défend une augmentation des moyens de la justice. « Il faut arrêter d’empiler les textes avec des obligations qui sont impossibles à respecter et d’alourdir les collectivités par un système de prévention qui devient tentaculaire. Il vaudrait mieux donner à la justice et aux enquêteurs les moyens humains de réprimer plus efficacement pour ne pas avoir à privatiser à des associations anticorruption la protection des intérêts publics », estime-t-il. Selon Anticor, la priorité devrait être donnée à la formation.
« Etre irréprochable devient un enjeu politique », assure Yvon Goutal, qui pointe que de plus en plus de contentieux sont menés par les oppositions. Ce seront peut-être davantage l’opinion et le pluralisme local qui feront avancer la moralisation des pratiques.
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