Mis en pause lors du précédent quinquennat, le débat sur les retraites est revenu dans l’entre-deux tours de l’élection présidentielle. Au cœur du sujet : la question du changement ou non de l’âge d’ouverture des droits. Dans la territoriale, les enjeux sont de taille. « D’un côté, pouvoir garder les agents expérimentés plus longtemps permettrait de maintenir des compétences, notamment dans les métiers et les territoires où nous avons du mal à recruter », commente Delphine Gougeon, secrétaire générale et directrice des ressources humaines de la région Grand Est (1).
Un avantage envisagé également par Séverine Seveyrac, chargée de mission « projets transversaux RH » au conseil départemental de l’Ardèche (2) : « C’est dans la tranche des 40-60 ans que nous avons le plus d’agents, avec une moyenne à 48 ans chez les titulaires. Dans les dix prochaines années, alors que nous avons du mal à attirer et à fidéliser, nous aurons un nombre massif de départs. Les repousser pourrait donc être positif pour la collectivité. »
Déjà des départs à 65 ou à 67 ans
En revanche, anticipe-t-elle, « un report de l’âge légal ne serait envisageable que pour les fonctions de bureau », et encore, grâce au télétravail, « qui évite la fatigue des trajets ». « De toutes façons, certains partent déjà à 65, voire à 67 ans, souvent parce qu’ils n’ont pas tous les trimestres nécessaires », souligne Delphine Gougeon. C’est pourquoi, selon Jean-Marie Marco, vice-président honoraire chargé des retraites au Syndicat national des directeurs généraux des collectivités territoriales, « il faudrait une bonification de un à cinq trimestres pour les personnes ayant fait des études supérieures ». Mais il doute que cela suffise à préserver la motivation au travail : « Cela peut être une difficulté pour les managers. »
Une crainte que partage Laurence Marlier-Cannata, directrice du pôle « appui aux collectivités » du centre de gestion du Rhône (3). « Un adjoint administratif, par exemple, arrive en dix-neuf ans à l’indice terminal de la grille et, au-delà, n’a plus de perspective d’avancement, pointe-t-elle. Si on allonge encore les carrières, il faudra une réflexion sur leur déroulement… et les impacts financiers pour les collectivités. »
La pénibilité focalise les attentions
Pour les nombreux métiers manuels, la prise en compte de la pénibilité focalise les attentions. « Nous avons déjà vu augmenter les nécessités de reclassement depuis que l’âge de la retraite a été passé de 60 à 62 ans. S’il est encore reporté, j’anticipe les mêmes effets, mais démultipliés », avertit la vice-présidente de l’Association nationale des DRH des grandes collectivités, Sarah Deslandes, directrice générale adjointe (DGA) chargée des ressources de la ville de Chambéry (4).
L’écho est le même du côté des syndicats. « Les salariés nous disent : “On ne tiendra jamais jusque-là” », rapporte Delphine Depay, membre de la direction fédérale de la CGT Services publics, citant les agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles (Atsem), « dont le corps coince », et les travailleurs sociaux, « dans l’incapacité de faire face à la charge mentale ». Jacques Lager, secrétaire général de la fédération Interco CFDT, évoque, lui, les agents d’entretien usés par « des conditions de travail inadaptées ». Et pour Dominique Régnier, secrétaire général de FO Services publics, qui observe un épuisement également chez les aides à domicile, « à un moment, allonger les carrières, cela va aboutir à une situation catastrophique, avec une augmentation des départs en invalidité ».
En janvier, le Conseil d’orientation des retraites a estimé (5) qu’un relèvement de l’âge d’ouverture des droits à 64 ans, effectué en 2019, aurait induit près de 3,6 milliards d’euros supplémentaires sur les autres dépenses sociales (invalidité, allocation adulte handicapé, indemnités journalières de Sécurité sociale, rentes « arrêts de maladie-accidents du travail »…). Sans compter, ajoute Delphine Gougeon, « qu’accompagner les reconversions, cela demande du temps et des compétences fines. Donc un coût pour la société. » Pour cette DGA, « il faut une réflexion nationale sur la reconnaissance de la pénibilité, car tous les individus n’ont pas la capacité ou l’envie de changer de métier ». Sarah Deslandes le souhaite aussi : « On n’a même pas de définition partagée de ce qu’elle est dans la fonction publique territoriale. » Mais attention, préviennent les syndicats. « Si c’est pour proposer une individualisation de sa reconnaissance, comme le voulait Emmanuel Macron lors du dernier quinquennat, nous ne serons pas favorables », annonce Dominique Régnier.
Une mobilisation possible sur les pensions
Un autre thème, tout aussi inflammable, est celui du taux de remplacement, qui détermine le niveau des pensions. « Il est déjà très faible, indique Delphine Depay. En mars encore, nous avons manifesté à ce sujet et nous n’avons certainement pas fini. » Richard Tourisseau, président de la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL), le confirme : « Seuls 23 % de nos affiliés territoriaux partent au taux de 75 % de leur ancien salaire, que la rumeur croit être une moyenne dans le public. » En jeu, pointe Jean-Marie Marco, « la prise en compte du régime indemnitaire dans l’assiette de cotisation ».
Par ailleurs, interpelle Richard Tourisseau, « en cas de report de l’âge légal, décalerait-on à 70 ans celui de l’annulation de la décote ? Les femmes, aux carrières hachées, ou ceux qui ont commencé tard, en pâtiraient. » A l’Etablissement de retraite additionnelle de la fonction publique (Erafp), le directeur, Laurent Galzy, se veut rassurant. « Chez nous, le cas des 65 ans est déjà prévu puisque les personnes peuvent liquider leur retraite du Rafp après celle de la CNRACL et bénéficient alors d’un coefficient de majoration, explique-t-il. Ce principe d’équité actuarielle devrait perdurer, en tout cas dans les prochaines années. » Il positionne le Rafp comme « un système différent » des autres, parce que basé sur la capitalisation. « Les pensions futures sont financées par les cotisations actuelles et futures, alors que les régimes par répartition ont des enjeux d’équilibre instantanés dépendant d’éléments démographiques », développe-t-il. Il tient ainsi son établissement à distance d’un retour des travaux, sensibles, sur une éventuelle fusion des régimes du public en un seul bloc. « Des simulations que nous avions demandées à la CNRACL ont montré que les pensions de tous les agents en pâtiraient », assure Dominique Régnier.
D’après Richard Tourisseau, il faut d’abord s’attaquer aux raisons du déficit structurel de la caisse : l’obligation de participer à une compensation interrégimes qui devrait relever du fonds de solidarité vieillesse, estime-t-il, ou encore les recrutements massifs de contractuels, dont les cotisations échappent à la CNRACL. Les choix à faire sur le plan financier sont politiques. Le débat sur les retraites porte très loin…
Des départs massifs dans la décennie
La ligne de démarcation entre la base claire de la pyramide des âges des affiliés à la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL) (représentant les actifs, qui cotisent) et sa partie foncée (les retraités, à qui il faut verser leur pension) est surveillée de près par le conseil d’administration. C’est là que se joue l’équilibre financier du régime. Pour l’heure, le rapport démographique entre les deux populations reste positif, à 1,54. Mais l’âge moyen des cotisants, de 46,6 ans (47,9 ans pour le versant territorial) laisse augurer de départs massifs à la retraite dans la décennie qui vient.
Des employeurs mauvais payeurs
« Sans les mauvais payeurs, nous n’aurions pas eu de déficit en 2020 et il aurait été réduit en 2021 », constate Richard Tourisseau, président de la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL), qui a donc décidé, avec son conseil d’administration, d’être ferme envers les employeurs ne réglant pas leurs cotisations. En tout cas avec ceux qui « ne font pas d’efforts », contrairement à la ville de Grigny, en Essonne, par exemple, qui, entre 2020 et 2021, a réduit sa dette de 4 à 2,2 millions d’euros. La CNRACL a l’intention d’aller en justice contre onze hôpitaux et une commune, Fort-de-France, en Martinique, dont la dette dépasse 5 millions d’euros. Pour la première action, intentée l’an dernier à l’encontre du centre hospitalier d’Ajaccio, en Corse, le délibéré a été prorogé du 25 mars à fin avril. En attendant, celui qui est aussi administrateur du régime de retraite additionnelle de la fonction publique ironise : « Curieusement, cet établissement est à jour de cotisations au Rafp. Sans doute parce que sans cela ses affiliés n’auraient pas les points correspondants… »
« Depuis dix ans, un lien certain a été établi entre le vieillissement et l’allongement des absences »
Dr Corinne Jeannin Arnal, médecin-coordinatriceau centre de gestion du Rhône
« Dans la fonction publique territoriale, où les trois quarts des agents sont en catégorie C, un lien certain a été établi entre le vieillissement et l’allongement des absences, depuis dix ans. J’observe une usure croissante chez les agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles [Atsem] et les auxiliaires puéricultrices, du fait d’enfants violents et de parents agressifs. Chez les animateurs aussi, y compris dans des villes moyennes. Les cadres intermédiaires, pris entre les ordres de la hiérarchie et les salariés qui disent n’avoir ni temps ni moyens, doivent souvent s’arrêter. D’autres agents veulent partir à 58 ans car ils se sentent mis sur la touche par le numérique, surtout avec le télétravail. Or des aménagements de poste ne sont pas toujours réalisables et la formation pour reclassement n’est pas accessible à ceux qui n’ont ni le bagage ni la mobilité nécessaires. On les maintient dans l’emploi grâce au temps partiel thérapeutique, mais tous ne pourront pas travailler jusqu’à l’âge de 65 ans. »
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Notes
Note 01 7 500 agents Retour au texte
Note 02 1 900 agents Retour au texte
Note 03 455 collectivités et établissements affiliés, 53 000 agents Retour au texte
Note 04 1 500 agents, 58 900 hab., Savoie Retour au texte
Note 05 « Document n° 10 », Cor, 27 janvier 2022 Retour au texte