«Love, love, love. » C’est le mot de passe que se sont choisi Tatyana et Marie-Anne. Tatyana, 19 ans, était étudiante en doctorat à la faculté de médecine à Kharkiv (1,4 million d’hab.) jusqu’au 24 février, jour de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe. Marie-Anne Ordonnez est sa marraine citoyenne – car chaque famille a un parrain ou une marraine –, mais aussi agente à la ville de Rodez, au service « animation ».
La jeune Ukrainienne appuie donc sur l’interphone d’une tour paisible d’une dizaine d’étages dans le Gourgan, quartier prioritaire de la politique de la ville de la communauté d’agglo de Rodez (8 communes, 56 000 hab., Aveyron). On entend en écho « love, love, love », et un petit rire. Puis la porte s’ouvre.
Tatyana est arrivée à Rodez en bus, le 18 mars, avec une centaine de compatriotes. Des femmes avec des enfants et deux hommes, l’un octogénaire, l’autre père de neuf enfants. Le voyage depuis la frontière polonaise a duré trente heures. « Ça a été un choc de voir ces familles désorientées. On a absorbé leur angoisse », se souvient Marlène Salles, coordinatrice du contrat local de santé de la direction de la politique de la ville et de la cohésion sociale.
Une mobilisation en amont
« On a tous écrasé une larme. Moi, quand j’ai vu tous ces enfants dans le bus. L’assistante sociale, quand une fille a fondu en remerciements disproportionnés. On met à l’abri des gens qui fuient les bombes, on n’a pas besoin de ces remerciements. Oui, il y avait une forme de brutalité », décrit Sébastien Vervialle, cadre de direction au centre intercommunal d’action sociale (CIAS). Alors qu’à Paris, le 14 mars, la ministre déléguée à la Citoyenneté, Marlène Schiappa, met en place un comité de suivi de la politique d’accueil des déplacés d’Ukraine, en relation avec les associations d’élus locaux, cet accueil s’incarne concrètement sur le territoire, mais dans l’absence totale d’aide de l’Etat. Certes, Rodez a pris les devants. Elle s’est mobilisée en amont. Emmaüs y est très actif. Sur sa proposition, l’agglo décide d’affréter un bus début mars et de mandater l’association pour aller chercher des Ukrainiens en Pologne. Une fois sur place, le bus français est rejoint par un car polonais, et ce sont non plus 40, mais 84 personnes, dont 30 enfants, qui débarquent à Rodez.
Et ils sont, en ce 18 mars, une réalité, avec la violence de leur vécu, alors que le dispositif national d’accueil se met pesamment en place. Tel que pensé par l’Etat, il repose sur le préfet de département et dépend donc grandement de son bon vouloir. Selon Christian Teyssèdre, maire (SE) de Rodez et président de l’interco, aucune consigne ne lui parvient de la préfète. « L’Etat est à la remorque en matière d’organisation et de prise en charge des Ukrainiens. Nous, trois communes de l’agglo, on est allés les chercher, on assume l’hébergement, le logement et son équipement, les loyers, la nourriture, les cours d’alphabétisation. L’Etat n’est pas à la hauteur. Je ne suis pas contre l’Etat, mais localement, ça ne suit pas », assène-t-il.
Le défi de l’accès rapide au logement
A la descente du bus, les Ukrainiens sont accueillis dans le dojo aménagé au préalable en centre d’hébergement. Beaucoup d’agents de la ville sont présents, aux côtés de la protection civile et d’Emmaüs. L’hôpital de Rodez a dépêché du renfort médical. « Il y avait une belle proportion de positifs au Covid. On a décidé de les garder au dojo et d’orienter le plus possible vers des logements individuels pour un desserrement du site », explique Sébastien Vervialle. « Cela a été un week-end chargé en émotions. Il a créé une cohésion d’équipe. On travaille mieux ensemble, maintenant », estime Marlène Salles.
Dès le 22 mars, les familles commencent à être logées, une vingtaine étant orientées vers des villes voisines, Espalion et Decazeville, sollicitées en urgence. Celles qui restent à Rodez sont logées essentiellement au sein du parc du bailleur social, Rodez agglo Habitat. Cette performance est le résultat d’une action volontariste et efficace. La commission d’attribution se tient en urgence et attribue 26 logements aux Ukrainiens. « Ce ne sont pas des logements vacants, nous n’en avons pas. Ils sont gelés et en attente de rénovation », explique Stéphane Bultel, directeur de Rodez agglo Habitat. Il faut donc y faire des travaux rapidement. « Dans l’attente de la réponse de l’Etat, on a décidé de débloquer les crédits nécessaires. On accueille d’abord, on verra ensuite ce qu’il nous dira », ajoute Stéphane Bultel.
Ces appartements, il faut les meubler. L’interco finance des matelas et des lits, l’électroménager. « Mais quand vous allez à Literie 12 pour commander 60 lits, c’est à Toulouse qu’ils doivent aller les chercher physiquement », glisse Stéphane Bultel. Emmaüs apporte de l’ameublement. En dix jours, les appartements sont prêts. Le CIAS s’apprête à accueillir 49 personnes en accompagnement, dans le cadre de l’intermédiation locative qu’il assure. Il a recruté en catastrophe une éducatrice, en renfort de l’assistante sociale.
Ce qui bloque l’accès à l’autonomie des personnes, c’est la régularisation administrative. Les traductions assermentées des actes de naissance, exigées par la préfecture pour délivrer les autorisations de séjour et ainsi ouvrir l’accès aux droits, sont non seulement coûteuses mais longues à obtenir, car les traducteurs sont débordés.
Des avenirs arrachés par la guerre
Ce qui a manqué à Tatyana, quand elle s’est retrouvée dans son nouveau chez-elle, c’est une théière. Le logement comporte deux chambres avec deux lits, un salon avec une table et deux chaises. La cuisine est équipée. Tatyana partage l’appartement avec Olena, 60 ans, une cohabitation qui n’est pas facilitée par la différence d’âge. Chacune prépare son bortsch – cette soupe traditionnelle de l’Europe centrale à base de betteraves et autres légumes – selon sa recette. Tatyana est très en colère de voir son avenir arraché par la guerre. « A Kharkiv, je travaillais chez un prothésiste dentaire. J’étais sur le point de lancer mon affaire. Tout cela est fini. » Envisagerait-elle de rester en France ? « Plus tard, pourquoi pas, mais si je trouve du travail selon mes compétences. Je ne veux pas perdre mes diplômes, mes études. » Olena, experte-comptable dans une entreprise commerciale à Kharkiv, n’en est pas là. Elle digère encore ce qui lui arrive : « J’ai tout perdu, mon logement, mon travail, je n’ai jamais cru qu’à mon âge je serais amenée à vivre de telles épreuves. »
Svetlana, 42 ans, et Ivan, son fils de 12 ans, sont au huitième étage. Ivan a été scolarisé le 31 mars en sixième au collège. Il n’y est pas allé le premier jour. « Il n’a pas envie d’aller à l’école. Il ne comprend rien. J’ai dû y aller avec lui, le deuxième jour. De plus, c’est loin, il faut changer de bus », dit sa mère. Ivan, taciturne, répond en monosyllabes et retourne à son écran. Svetlana va aux cours de français organisés par la ville deux soirs par semaine. Elle a envie d’apprendre la langue. Mais n’a pas pour objectif de rester. « J’ai ma famille, là-bas. Mon mari, ma sœur, mon père. A Jytomyr. » Elle détourne le regard.
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