« Les modernisations des services publics sont, de fait, des massacres. » Dans « La Valeur du service public » (éd. La Découverte, 2021), les mots employés pour qualifier les effets de la modernisation sont violents. Minutage des rendez-vous, budgets comprimés, rationalisation, non-remplacement des départs, fusions, relocalisations, dématérialisation… autant de symptômes du délitement des services publics auxquels s’attaquent les auteurs, Julie Gervais, maître de conférences en science politique à Paris 1, Claire Lemercier, directrice de recherche au centre de sociologie des organisations du CNRS, et Willy Pelletier, sociologue.
Dans ce livre foisonnant au format hybride mêlant enquêtes de terrain, analyses et dessins, ils dénoncent sans détour les lois de modernisation promulguées « en rafale » ces vingt dernières années. Surtout, ils s’attachent à exposer les conséquences de la modernisation et de la dématérialisation sur les agents et les usagers : selon eux, les établissements publics sont contraints de « placer la rentabilité avant le service public ». Ainsi, la loi organique relative aux lois de finance de 2001 a imposé des impératifs comptables d’équilibre budgétaires et fixé une logique de performance. De son côté, la révision générale des politiques publiques de 2007 a conduit aux fusions et à la compression des services publics, ainsi qu’à des transferts d’activité vers le secteur privé. Enfin, la loi de transformation de la fonction publique de 2019 a créé les contrats de projet et officialisé la tendance à l’embauche de contractuels. Ce « processus de “défonctionnarisation” » a un impact direct sur l’emploi et les agents, mais également sur la qualité des services publics.
Est-ce la parole des agents publics qui révèle le mieux les conséquences de la modernisation ?
Avec des enquêtes de terrain, des articles et des travaux académiques, nous avons voulu peindre des tranches de vie. Des agents des trois versants souffrent au travail à cause de ces réorganisations, c’est systémique. Nous sommes partis de cette souffrance afin de révéler les causes et les effets de ce long délitement des services publics. Notre livre académico-politique est engagé, nous l’assumons comme une arme dénonçant ce qui se passe.
Côté usagers, la modernisation et la dématérialisation entraînent le désespoir des populations. En Gironde, nous donnons l’exemple de la disparition du guichet : les personnes qui voudraient recevoir de l’aide pour remplir leur demande de RSA sont… mises face à un ordinateur. C’est une humiliation d’une extrême violence. Et la suppression d’un service en entraîne souvent d’autres : maternité, gare et boutique SNCF, bureau de la CPAM, etc. Donnant aux citoyens des zones rurales ou délaissées le sentiment de ne compter pour rien. C’est le cas à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), où les mauvaises conditions de travail au tribunal ont entraîné des arrêts de maladie obligeant la fermeture de services. Les citoyens n’ont plus pu s’inscrire à certains concours ou faire les démarches pour enterrer un proche à l’étranger. Ce sont autant de conséquences sur la vie quotidienne.
Ceux qui décident de supprimer des services publics ne voient pas les conséquences et les dommages collatéraux de la modernisation et de la dématérialisation.
Autre aspect majeur dans votre ouvrage : la précarisation et l’externalisation. Quel cercle vicieux se met en place ?
La suppression des postes dans la fonction publique est une tentative comptable de réduire le nombre de fonctionnaires. Ce calcul entraîne l’embauche de précaires, car il faut bien rendre le service public ! Les collectivités continuent donc de recruter, mais n’importe comment, des personnes sans statut, sans contrat, des précaires à la journée ou au mois. Malgré leur bonne volonté, ils débarquent sans connaître le service. Leur précarité engendre une inquiétude, car ils pensent au prochain contrat, et des coûts induits : indemnités de précarité, allocations logement, etc. Parmi les agents, cela crée aussi de la souffrance au travail car certains passent leur temps à embaucher des précaires ! Et ils travaillent avec des personnes qui passent, voire ne viennent pas…
Enfin, pour les usagers, la qualité des services publics baisse. De plus, le manque de personnel pousse certaines structures à embaucher sans vérification du niveau de qualification ou d’évaluation.
Comment expliquez-vous la persistance de clichés négatifs sur les fonctionnaires ?
Nous avons tenté d’incarner ce qu’est le fonctionnaire pour sortir du cliché de l’agent bureaucrate. Par exemple, il est nécessaire que les agents de guichet, au contact du public, soient formés, au risque de provoquer des situations de harcèlement ou de racisme. Un autre cliché du fonctionnaire privilégié coûteux vient du XIXe siècle, époque où est déjà véhiculée l’image du fonctionnaire budgétivore qui remplit de la paperasse et produit des règles inutiles. Ce cliché ne correspond pas à ce que font les agents sur le terrain ! Les facteurs et les instituteurs sont les deux professions qui ont fait croître le nombre d’agents. Déjà, au XIXe siècle, les bureaucrates du ministère des Finances étaient jugés trop nombreux et inutiles. Or, la majorité étaient des douaniers sur le terrain.
Fonctionnaire, c’est un peu comme ingénieur, on ne sait pas vraiment ce qu’ils font. En listant les métiers, on se rend compte que les citoyens sont tout à coup moins susceptibles d’attaquer les fonctionnaires.
Le municipalisme peut-il être une solution pour sauver les services publics ?
Plusieurs listes, aux dernières élections municipales, se réclamaient du municipalisme. Ce courant est né à la fin du XIXe siècle avec les premières mairies socialistes élues, qui ont inventé des services publics à l’échelle locale un peu par défaut, car il n’y avait pas de majorité de gauche au Parlement. La mise en place de certains services publics ne pouvait donc pas passer par l’Etat.
A Roubaix (Nord), à Sète (Hérault), des initiatives ont été testées avec, par exemple, les cantines municipales ou l’aide juridique gratuite. Le municipalisme s’invente donc pour deux raisons : soit par réalisme, soit par utopie. Le réalisme part du constat que l’Etat se désengage et que si l’on veut des services publics, il va falloir les créer. Pour l’utopie,il s’agit d’inventer quelque chose de différent au niveau local, d’éviter la bureaucratie et de faire émerger les idées de la base. Ces initiatives locales se sont implantées : personne ne remettrait aujourd’hui en question les cantines scolaires ou les crèches municipales. Ainsi, à Louviers, dans l’Eure, dans les années 70, des transports locaux et des services culturels gratuits ont été proposés.
On assiste, depuis 2010, à un nouvel essor du municipalisme, avec des initiatives parfois très participatives, comme à Saillans, dans la Drôme. L’objectif est d’impliquer les citoyens au maximum dans chaque décision. Mais le municipalisme ne peut pas être identique dans la petite commune de Saillans et à Grenoble. Si ces initiatives peuvent donner naissance à de nouvelles choses, pourquoi pas !
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