Depuis sept mois, Charlotte Hüni est responsable du domaine départemental de Nodris, un lieu « agri-culturel » à Vertheuil (1 300 hab., Gironde), qui prend forme depuis cet été. Les différents acteurs de ce « château » et écuries en réhabilitation, au milieu des parcelles de maïs, se retrouvent le lundi matin autour d’un café pour parler des actions qui y sont accueillies et des chantiers en cours. « C’est ainsi que les gens de l’équipe du festival de musique reggae SunSka ont été recrutés pour mettre la main à la pâte au montage des serres des agriculteurs, qui avait pris du retard » raconte-t-elle. Cet été, les animaux ont dû être déplacés pour laisser le champ libre aux festivaliers.
Dans les mois qui viennent, les vocations du site vont s’élargir encore avec l’installation de la bibliothèque de Gironde et un dépôt de l’Iddac (Institut départemental de développement artistique et culturel). Le département est tout aussi investi sur la partie agricole du lieu. Le Nodris est l’une des cinq fermes qu’il souhaite créer au cours du mandat. « L’idée est de faire de la pédagogie alimentaire, d’amener des classes sur place, mais également de développer des circuits courts qui répondent à la demande », explique Stéphane Le Bot, chargé des questions agricoles au conseil départemental. On cherche à approvisionner les collèges. Les communes se positionnent aussi avec leurs écoles. »
La dimension sociale et solidaire sera présente, avec de l’insertion agricole et divers projets susceptibles d’attirer « un public éloigné d’une alimentation de qualité et de la culture », précise Charlotte Hüni. Et pourquoi pas « une Amap [association pour le maintien d’une agriculture paysanne, ndlr] avec des paniers mixtes de produits culturels et agricoles ? » lance Mélisande Barraud, cheffe de projet sur l’aménagement du domaine.
Des prix selon le quotient familial
Mais comment amener des personnes modestes à une alimentation bio, de qualité, brute, dans leur consommation quotidienne ? « Il s’agit de changer de culture dans les prochaines années », indique Charlotte Hüni, « même en milieu rural, il est bon de le rappeler ». Les lieux de vie hybrides que l’on nomme les tiers-lieux sont un moyen de rapprocher producteurs et consommateurs en offrant bien plus que l’acte d’achat. Ce sont des lieux où l’on fait, où l’on voit faire et où l’on incite le visiteur ou participant à prendre la main sur sa façon de consommer. Il y a presque autant de modèles de lieux que de tiers-lieux. « Un idéal serait confortable mais pas réel, car sans lien avec le territoire et les gens », estime Amandine Largeaud, cofondatrice du 100e Singe, à Toulouse, dès 2015.
Aux Ecofolies à Sainte-Pazanne (6 900 hab, Loire-Atlantique), lieu d’insertion par le maraîchage et d’animation sociale, on vend des paniers de légumes en fonction du quotient familial. Le pôle d’équilibre territorial et rural (PETR) du pays de Retz (4 intercommunalités, Loire-Atlantique) accompagne financièrement les communes qui se lancent dans ce type d’initiatives. Le tiers-lieu a vocation à rayonner dans le périmètre du projet alimentaire territorial, plus que sur la seule commune. Son lieu d’ancrage n’est d’ailleurs pas forcément facile à fixer. Les porteurs de projets doivent trouver leur collectivité et vice-versa. Cela peut prendre un an et demi à deux ans de rencontres et de concertations. C’est aussi toute une communauté qui doit s’organiser, et répondre aux aspirations des habitants.
Déchets, gaspillage et santé sont discutés
Les collectivités, souvent pourvoyeuses du foncier et de la structure physique, ont encore du mal à se positionner dans cet univers innovant, généralement porté par des entrepreneurs. « C’est souvent l’enjeu de la gouvernance qui pose problème », remarque Maud Schweblin, responsable du pôle « formation » de l’agence Sinny & Ooko, gérant de plusieurs tiers-lieux parisiens. L’agence a formé des collectivités porteuses de projet. Pour sa Cité maraîchère, Romainville (28 500 hab., Seine-Saint-Denis) a changé de pied. Partie pour la confier à une structure de l’économie sociale et solidaire, elle a finalement embauché une directrice, Yuna Conan, qui était consultante sur le projet.
Le point commun de ces nouveaux lieux, qu’ils soient urbains, ruraux ou périurbains : les questions d’alimentation tirent le fil du développement durable, personnel et du territoire, avec la convivialité joyeuse des tablées. Les problématiques de déchets, de gaspillage alimentaire et de santé, entre autres, s’invitent dans les discussions au cours d’un atelier de cuisine ou de jardinage. Et, parfois, il n’y a même pas besoin de créer un lieu physique. L’association des Râteleurs, située à Sainte-Foy-la-Grande (2 600 hab., Gironde), invite les gens à préparer des plats au sein des cuisines d’un collège, avec la complicité de la maison départementale de la solidarité et de l’insertion. Leur force : leur réseau associatif. « Les Râteleurs ont une capacité extraordinaire à travailler en lien avec les autres associations du pays foyen », décrit la conseillère départementale de Gironde, Christelle Guionie.
Des associations comme relais de proximité
A Brest, la maison de l’alimentation durable de la métropole (8 communes, 210 000 hab.) travaille également en réseau et avec les structures et associations existantes, dans les maisons pour tous. Les ateliers et débats trouvent ainsi des relais en dehors du tiers-lieu lui-même, au plus proche de ceux pour qui la transition alimentaire et écologique n’est pas forcément concrète. « Les gens dans les quartiers en politique de la ville sont en capacité d’agir dès qu’il s’agit d’améliorer leur sort, par l’intelligence collective », observe Markéta Supkova, fondatrice et présidente de l’association Madabrest. Dans un microquartier populaire du 10e arrondissement de Paris, des travaux sont en cours pour faire du maraîchage sur les toits de la médiathèque Françoise-Sagan, d’une école et d’un bâtiment de logements sociaux attenants. Le tout complété par des jardins familiaux au sol.
Une forte volonté politique se dessine derrière ces projets. Dans les zones périurbaines, dégager des espaces pour une « ceinture verte » nourricière relève du combat militant. « Le territoire semble voué à la bétonisation », remarque Amandine Largeaud, du 100e Singe, qui met en lien néoagriculteurs « péri-urbains » et intercommunalités, en exploitant les interstices, autour de Toulouse, avec des conventions d’occupation indéterminées. Des oasis « communs » à cultiver.
Les cantines improvisent à partir de légumes bios locaux fournis par une plateforme de style Amap
Avec son « Pack engagé », le tiers-lieu C’est bio l’Anjou livre des paniers bios multiproduit, du Maine-et-Loire, aux gestionnaires de cantines. Le concept : un légume de base, un de saison et un autre surprise qui change chaque semaine, ainsi que du yaourt et une légumineuse. Les cuisiniers doivent improviser leur menu à partir de la livraison hebdomadaire. « Ce système permet au paysan producteur de placer ses surplus de saison », précise Christelle Gasté, fondatrice du tiers-lieu de Rochefort-sur-Loire (2 300 hab., Maine-et-Loire), à partir d’un laboratoire de cuisine familiale, de 600 mètres carrés, qu’elle a voulu rendre commun, au service d’un système agroécologique local. En agrégeant les soutiens du programme européen Leader et ceux de la communauté de communes Loire Layon Aubance, elle héberge et accompagne des artisans locaux en résidence ou ponctuellement : conserverie, découpe de porc, brasseur, escargots…
Le tiers-lieu regroupe les achats à destination des cantines. Cinq collèges de Maine-et-Loire testent le « pack engagé » – hors marché public. Un lycée d’Angers, qui sert 1 000 repas par jour, s’est lancé, ainsi qu’une dizaine de crèches et un Ehpad. Cette petite révolution des achats a été précédée par un accompagnement de fond des cuisiniers et gestionnaires. C’est bio l’Anjou est aussi un lieu de formation et le siège des Cuisines nourricières. L’association, menée par Gilles Daveau et Thierry Marion, chantres de la « cuisine évolutive » à partir de végétaux, forment tous les cuisiniers et leur second des collèges de Maine-et-Loire durant deux jours.
Contact : Christelle Gasté, cestbiolanjou@gmail.com
« Un archipel de structures afin de créer une ceinture verte autour de la métropole »
Amandine Largeaud, cofondatrice du 100e Singe, dans la métropole toulousaine
« Le 100e Singe est un archipel de six tiers-lieux nourriciers sur la métropole toulousaine, dont le but est de recréer une ceinture verte. La société coopérative d’intérêt collectif [SCIC] accompagne une dizaine de communes pour leur régie agricole et 200 porteurs de projets. Avec l’intercommunalité Sicoval [36 communes, 79 400 hab. Haute Garonne], par exemple, la SCIC assure les fonctions “support” pour des agriculteurs en phase de test. Elle leur met à disposition une terre, des outils et un bâtiment. Les Jardins de Cocagne sont partenaires. L’accueillant peut aussi être un agriculteur. »
Thèmes abordés