Dématérialisation, transition, puis transformation numérique… L’évolution sémantique cache mal l’avancée à pas comptés des collectivités en la matière. « La digitalisation devrait être un levier de transformation organisationnelle plaçant l’usager au centre. Or, l’accent n’a pas réellement été mis sur l’amélioration du service public, ni sur la satisfaction des usagers », constate Simon Porcher, directeur scientifique de la chaire « économie des partenariats public – privé » de l’Institut d’administration des entreprises de Paris et coauteur d’un rapport sur la transformation digitale du secteur, publié en janvier, avec le cabinet Artimon.
D’aucuns soupçonnent plutôt l’Etat, sous couvert de modernisation, d’avoir surtout visé jusqu’ici les économies. « La mise en place de la dématérialisation a un coût, certes proportionnel à la taille des collectivités, mais qui est un élément freinant. Elles n’ont donc pas toutes avancé au même rythme, relève Benoît Liénard, directeur général de Soluris, un opérateur public de services numériques, qui accompagne 580 collectivités adhérentes. Et à la promesse de simplification a succédé une complexité, posant la question de l’organisation au-delà de celle de la mise en œuvre technique. »
Manque de vision stratégique
La dimension organisationnelle pourrait d’ailleurs bien être l’un des principaux freins de la transformation numérique des collectivités. « Certaines montent des expérimentations dans leur coin, rarement avec des indicateurs, font des grands-messes pour lancer leur projet “smart city”, mais ne reviennent jamais sur leurs échecs, qui seraient pourtant riches d’enseignement. Les financements sont éparpillés entre trop de structures, il y a trop d’acteurs locaux, chacun fait selon sa technologie sans coordination, donc rien n’est modélisable », regrette un fin observateur de ces questions.
Le fonctionnement en silo et les découpages administratifs ne font en effet pas bon ménage avec la transformation numérique, qui aurait plutôt besoin d’une vision stratégique forte. C’est le constat qu’a opéré Yann Huaumé, vice-président de Rennes métropole (43 communes, 451 800 hab.) chargé du numérique et de la métropole intelligente, également maire (SE) de Saint-Sulpice-la-Forêt (1 400 hab., Ille-et-Vilaine) lors de sa prise de fonctions, l’an dernier. « La métropole était pionnière sur de nombreux sujets, les communes avaient énormément d’initiatives, mais j’ai eu l’impression d’être devant une boîte de puzzle comportant de magnifiques pièces sans qu’aucune image ne se dessine », compare-t-il. La construction d’une stratégie numérique territoriale a donc constitué une priorité, avec un rôle de locomotive dévolu à la métropole.
Coordination à assurer
Pour Marlène Le Dieu de Ville, vice-présidente déléguée à l’économie numérique, aux systèmes d’information et à la culture à la communauté de communes Lacq Orthez (61 communes, 55 000 hab., Pyrénées-Atlantiques), le « silotage » est aussi marqué au sein d’une même collectivité. « Des services se dématérialisent un peu tout seuls, selon le calendrier de l’Etat. Plus généralement, notre collectivité, comme beaucoup d’intercommunalités de notre taille, souffre aussi de l’absence de culture numérique, tant des agents que des élus, même si des projets qui m’ont été présentés il y a quelques semaines, comprenant ce volet “numérique”, me rendent désormais plus optimiste », explique-t-elle. Et de compter sur son syndicat mixte pour porter des projets en matière d’open data.
Président de l’association Déclic, structure qui fédère au niveau national 45 opérateurs publics de services numériques, Emmanuel Vivé défend avec vigueur la mutualisation. « Comme les collectivités ont été capables de créer des syndicats d’énergie, elles doivent se structurer pour mutualiser leurs compétences numériques. Car toutes n’ont pas le temps ou les moyens de recruter des spécialistes », souligne-t-il.
Intercos, régions… en réalité, le sujet de l’échelon n’est pas tranchée. Mais, pour Jérémie Nestel, directeur de la transformation numérique et de l’innovation à la communauté d’agglomération de Béthune-Bruay, Artois-Lys Romane (100 communes, 276 800 hab.), la question est avant tout celle du positionnement. « Dans notre territoire, le rôle de l’intercommunalité est avant tout d’identifier les acteurs structurants et d’assurer une coordination, que ce soit pour être la caisse de résonance d’outils portés par la région, l’agence d’urbanisme, l’acteur local de la fibre numérique ou encore le centre de gestion, en matière de formation. Il s’agit aussi de s’appuyer sur l’existant qui a fonctionné, et de penser des outils orientés “usagers”, grâce au design de service », soutient-il.
Trois groupes de travail copilotés par l’Etat et les collectivités avancent à pas cadencés
Le Dcant (développement concerté de l’administration numérique territoriale) est mort, vive la TNT (transformation numérique des territoires) ! « Depuis le passage d’un programme à l’autre, la feuille de route a totalement changé. Certes, on ne va pas rattraper en six mois tout le retard, mais on avance dans le bon sens, avec de la coconstruction plutôt que d’être mis devant le fait accompli », salue Jean-Michel Morer, maire (DVG) de Trilport (5 100 hab., Seine-et-Marne), référent numérique pour l’Association des petites villes de France, qui ne mâche pourtant généralement pas ses mots contre l’Etat.
Mise à niveau des agents et des élus
Trois groupes de travail ont été lancés, copilotés par l’Etat et les représentants des collectivités. L’association Déclic est à la manœuvre pour l’agenda de transformation numérique. « L’idée est à la fois de présenter aux collectivités les échéances à venir et de faire ressortir à l’Etat les impacts de ce calendrier sur elles », indique Emmanuel Vivé, son président, qui n’a cependant aucune illusion sur l’adoption d’un calendrier plus souple. Le deuxième groupe de travail porte sur l’élaboration d’outils et d’une offre pour mettre à niveau les agents comme les élus. « Il est nécessaire de pallier le manque de culture numérique et de travail en mode projet, un maillon faible du dispositif. S’il y a une accélération, beaucoup reste à faire car peu de moyens ont été octroyés sur cette question de la montée en compétences », déplore Céline Colucci, déléguée générale du réseau Les Interconnectés, qui copilote ce projet.
Le troisième groupe de travail suit le déploiement de la démarche de dématérialisation des demandes d’autorisation d’urbanisme (Démat.ADS), qui est censé aboutir au 1er janvier. « Les choses sur le terrain ont déjà bougé et nous avançons désormais à pas cadencés, mais les collectivités vont être à la peine pour respecter le calendrier, d’autant que les pétitionnaires pourront tourner leur dossier sous format numérique ou papier, et qu’il reviendra aux collectivités de numériser ces derniers… Avec le risque de laisser passer le délai de réponse de deux mois », s’inquiète Jean-Michel Morer.
Thèmes abordés