Communs, biens communs, biens en commun : une nouvelle notion – pas si neuve que ça, en fait ! – apparaît sous différentes appellations depuis quelques années dans le jargon politico-administratif des services publics et essaime tout doucement dans les collectivités françaises, qui la regardent avec un mélange d’intérêt et de méfiance. Elle est pourtant très ancienne, elle remonte au Moyen Age, où le droit d’usage du sol primait sur celui de propriété, et permettait aux paysans de faire paître leur bétail et de glaner sur des terrains ne leur appartenant pas, des espaces communs.
Des logiciels libres à l’urbanisme temporaire
Le concept a été remis au goût du jour par l’économiste américaine Elinor Ostrom, prix Nobel en 2009, et s’est d’abord traduit dans le domaine numérique, avec les notions de partage des savoirs et des données, les logiciels libres, la création de Wikipédia… Les communs se sont ensuite développés dans d’autres secteurs, par exemple celui de l’urbanisme avec la gestion et le partage de l’espace public sous différentes formes, celui de la culture avec les bibliothèques comme lieu de partage des savoirs.
Pour les « puristes » des communs, on peut définir ces derniers par trois éléments : une ressource, matérielle ou immatérielle, telle qu’un champ, un lieu ou des données ; la gestion par une communauté ouverte d’habitants, utilisateurs, appelés « commoners » ; et le fonctionnement selon des règles transparentes choisies par la communauté, ou consenties, qui visent au partage et à la préservation de la ressource afin d’éviter sa surexploitation. Pour ses promoteurs, la notion de communs ouvre à une nouvelle approche de la gestion des services publics, qui fait davantage participer les usagers, les habitants.
« On se rend compte qu’on est tous face à une même logique : la grande verticalité de l’action publique. Or, un pas de côté de l’ensemble des acteurs permettrait un meilleur maillage de l’intérêt général », juge Xavier Perrin, directeur du projet « communs » à la mairie de Grenoble (lire p. 39).
Un besoin de faire avec les habitants
« C’est un sujet qui reste encore confidentiel, mais il y a un regain d’intérêt du fait des expériences européennes concluantes, et aussi de la recherche dans les collectivités d’une meilleure interaction avec les habitants. On est dans un contexte où on ne peut plus faire sans eux », explicite Elisabeth Dau, coprésidente du collectif Action commune !, qui accompagne des listes citoyennes en France.
En Italie, en Espagne, en Belgique, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, entre autres, de nombreuses villes se frottent aux communs depuis plusieurs années, avec des actions structurées, des pactes public - communs… (lire p. 42-43). Mais la France a plus de mal à s’y mettre car la notion est encore vue de façon très militante et politisée. « La France est un Etat ultracentralisé par rapport aux autres pays européens, c’est lui qui définit l’intérêt général et ce qui vient du terrain fait peur. La seconde raison est la tendance des élus à craindre la notion de communauté, qui défendrait ses seuls intérêts privés, particuliers, qui s’accaparerait des espaces, analyse Cécile Diguet, urbaniste à l’Institut Paris région et auteure de plusieurs travaux sur l’urbanisme des communs. Si le sujet est davantage scruté aujourd’hui, c’est que l’Etat et les collectivités ont moins de ressources financières : il faut trouver d’autres solutions, faire confiance aux citoyens. »
« Les services publics sont bien délégués au privé alors pourquoi pas aux citoyens ? » pointait ainsi Rémy Seillier, désormais responsable du développement au sein de l’association France Tiers-Lieux lors d’une journée sur le sujet des communs organisée en novembre 2019 à Paris par La 27e Région, association qui porte un projet d’intérêt général en matière d’innovations publiques, en favorisant la convergence entre l’Etat et les collectivités locales.
Des collectivités précurseures
Quelques collectivités commencent à rentrer dans le dur du sujet, de façon plus ou moins expérimentale. Le réseau associatif local et sa vitalité sont souvent l’un des aiguillons pour s’inscrire dans la démarche. « A la base, l’histoire des communs à Grenoble est une demande politique, d’une élue. En 2018 est créée une mission avec une feuille de route claire : dresser un diagnostic de ce que sont les communs sur le territoire et comment les agents les appréhendent. A partir de ce diagnostic, on s’est demandé comment développer des outils de gestion, juridiques… pour développer les communs et comment cet enjeu pouvait être mis en valeur, relate Xavier Perrin. Pour notre travail, on a pu compter sur un réseau de “commoners” très actifs. »
Nouvel élan avec la vague verte ?
A la communauté d’agglomération (CA) Valence Romans agglo (54 communes, 216 000 hab.), c’est dans le réseau des bibliothèques que l’on aborde les communs. « On s’interroge sur comment la puissance publique peut être garante d’un libre accès du savoir et comment elle peut devenir actrice de cette communauté, indique Lionel Dujol, responsable du développement numérique et de la prospective du réseau des médiathèques de la CA. La bibliothèque est un lieu de savoirs et de savoir-faire, elle doit se poser la question de devenir un lieu de communs. »
L’interco travaille donc sur un projet de portail patrimonial, « L’Empreinte », avec une licence libre, en open data et téléchargement en haute définition possible. « Pour enrichir ce contenu et développer son usage, nous nous sommes rapprochés des communautés intéressées par ce patrimoine. Elles nous ont fait don de ce qu’elles avaient, ce qui a fortement complété le fonds de notre plateforme », ajoute-t-il (lire aussi p. 40).
« La crise sanitaire du Covid-19 a bousculé le mode de production des services publics et montré la nécessité de collaborations public-communs. On a vu fleurir un peu partout des initiatives privées, et même publiques, dans l’urgence, car les techniciens n’arrivaient pas à s’adapter, a observé Xavier Perrin. Ceci est révélateur du glissement en cours : on passe de la participation à la coconstruction. On est dans un moment propice, toutefois, il reste à déconfiner ! On va traverser des périodes de canicule, de crises sanitaires… Comment en faire une opportunité ? »
La vague verte aux municipales pourrait aussi donner un nouvel élan aux communs, dans la mesure où les programmes écologistes insistent sur la coconstruction des politiques publiques avec les citoyens. Mais il est essentiel de faire comprendre aux agents et aux habitants qu’il ne s’agit pas d’un abandon du service public, mais bien d’une forme de coproduction. Les usagers du service public ont à évoluer de consommateurs à acteurs. « Je n’ai pas la solution pour la promotion des communs, mais il faut que se développe une lucidité du dialogue territorial, y compris avec les citoyens, qui nous permettra d’avancer, estime Bruno Paulmier, directeur général des services de Niort [58 700 hab., Deux-Sèvres]. La convention citoyenne est un exemple réussi. Cette maturité doit se développer à l’échelle de chaque territoire. » Une petite révolution culturelle qui passera aussi sûrement par un droit plus large à l’expérimentation dans les collectivités.
« Travailler sur la collaboration et les modalité budgétaires «
– Myriam Limpens, directrice « recherche et développement » à la métropole européenne de Lille (95 communes, 1,17 million d’hab.)
« La métropole a été l’une des premières collectivités à intégrer, en 2015, un volet “communs” dans son programme “économie sociale et solidaire” en actant le soutien à la production de communs à travers l’émergence de modèles économiques alternatifs. Le sujet a aussi été porté en interne par la direction générale des services. Au début, nous l’avons abordé de façon théorique et prospective grâce, notamment, au programme européen “Enacting The Commons” [lire p. 42]. Le thème a rencontré d’autres enjeux, comme la nécessité de faire de l’action publique autrement, de travailler sur la collaboration citoyenne, et celui de nouvelles modalités budgétaires. Nous avons vu que les communs étaient l’une des solutions possibles. Le service public métropolitain de la donnée, en construction, qui mise sur l’accompagnement de l’usage de la donnée plutôt que sur la licence, est un bon exemple. »
« Quand on les aide à penser des projets, les habitants y mettent leur énergie »
– Franck Quéré, responsable du service « espace public
et citoyenneté » à la ville de Grenoble (160 200 hab.)
« L’espace public est un commun que l’on a oublié. C’est pourquoi nous avons développé l’implication des habitants dans la transformation et l’amélioration de leur cadre de vie. Lors des chantiers ouverts au public, nous laissons les habitants nous dire ce qu’ils désirent faire et nous leur fournissons les matériaux. Ainsi, nous leur avons confié le réaménagement d’un square délaissé où ils ont remis des aires de jeux, des tables et des bancs. Ils ont parfois du mal, faute d’habitude, à rêver leur ville. Mais une fois qu’on les aide à penser des projets et qu’on leur répète qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent, ils y mettent toute leur énergie. Quant aux agents, tout est validé en amont, notamment par un bureau de contrôle afin que les normes soient respectées, et nous remarquons que les techniciens sont très fiers de transmettre leur savoir-faire. »
« Nous avons créé une cartographie des communs et bientôt une charte »
– Mathilde Sergot, directrice de la proximité à la mairie
et à la métropole de Brest (8 communes, 209 700 hab.)
« A Brest, il y a une tradition ancienne de travail sur la question des communs à travers l’appropriation du numérique par les habitants. C’est dans ce cadre qu’a été créé, en 2009, le festival “Brest en biens communs”, avec le secteur associatif. Puis la réflexion s’est étendue, avec les jardins partagés et les boîtes à dons, et nous avons créé une cartographie des communs. Pour faire vivre cette dynamique, un logo “Brest en communs” a été lancé, utilisable par les associations. L’équipe municipale qui vient d’être élue a inscrit dans son programme l’écriture d’une charte des communs. Nous faisons le lien entre les notions de communs et de participation : il s’agit de reconnaître la capacité d’initiative citoyenne, en mettant en place un cadre adapté. Cela implique de diffuser ce principe au sein des services, ce qui ne va pas forcément de soi. Nous voulons aborder des sujets tels que l’énergie et les biens naturels. »
Cet article est en relation avec le dossier
Cet article fait partie du Dossier
L’action publique de demain se façonne dans les communs
1 / 4
article suivantThèmes abordés