La crise du coronavirus est déjà la cause d’une crise économique et sociale grave. Elle sera suivie à coup sûr de problèmes cruciaux pour les finances publiques. Mais, au-delà, c’est à une crise moins perceptible à priori à laquelle nous sommes confrontés.
Celle d’un modèle politique , d’un Etat inachevé qui depuis une quarantaine d’années a entamé dans le monde occidental, un processus de déconstruction mais sans jamais réussir à trouver une forme et une fonction adaptée à la société issue des différentes crises économiques qui se sont succédées depuis les chocs pétroliers de 1973 et 1979.
Un fonctionnement « en silos »
Plus précisément les responsables politiques, économiques et sociaux ne sont jamais parvenus à instituer un équilibre dynamique fondé sur des rapports clairs entre l’Etat central, le marché économique et financier et les collectivités locales. Chacun a poursuivi sa propre logique, souvent sur fond de corporatisme et de court-termisme. La société qui a continué à fonctionné « en silos » est restée celle du « chacun chez soi » sinon du « chacun pour soi ». Les relations, les frontières fixant les périmètres de compétences des uns et des autres sont demeurées floues en fluctuant selon des rapports de forces toujours éphémères.
Le problème n’est pas nouveau. Depuis des décennies on ne fait que tâtonner sur le sujet. Face à la première grande crise du XXe siècle, celle de 1929, la réaction a été de poser le principe de l’intervention de l’État et son action financière comme la solution et ce avec un réel succès pendant les trente années qui ont suivi la fin de la seconde guerre mondiale. A l’inverse, l’État a été regardé comme étant la cause de la crise de la seconde moitié des années 1970. Les soixante-dix dernières années ont vu ainsi s’imposer successivement deux mystiques : une mystique de l’État régulateur de l’économie et de la société, pendant les « trente glorieuses », puis une mystique du marché avec l’entrée dans la crise économique du milieu des années 1970.
Depuis la crise des subprimes et maintenant celle du coronavirus, l’intervention de l’État est à nouveau prise en considération et vue comme la solution aux problèmes rencontrés. Ainsi dès que des crises apparaissent les regards se tournent immédiatement vers l’Etat central qui continue d’ être perçu comme une puissance en mesure de les résoudre.
Les leviers de l’Etat pour agir se sont réduits
Or en même temps cette puissance relève en partie d’un imaginaire et d’un monde disparu idéalisé . Au fur et à mesure que le marché a gagné du terrain sur le secteur public et que la mondialisation s’inscrit dans une économie du numérique et menace la fiscalité, les leviers dont dispose l’Etat pour agir se sont réduits. Confronté à des crises répétées, il utilise les quelques moyens qu’il peut encore actionner : principalement, et à court terme, le recours à l’emprunt.
Rappelons aussi que la décentralisation assortie d’une autonomie financière de collectivités locales investies dans le développement économique a longtemps été considérée comme une réponse à la crise économique mais aussi à celle des finances publiques. Elle permettait d’alléger les finances de l’Etat en le désengageant de certaines fonctions plus efficacement réalisées en vertu du principe de subsidiarité.
Mais cette voie fut remise en cause notamment au prétexte que les dépenses des collectivités locales progressaient plus vite que celles de l’Etat, particulièrement les rémunérations des personnels. Un rapport demandé par le Ministre de l’intérieur à un inspecteur des finances et à un conseiller à la Cour des comptes et produit dès 1986 dénonçait ainsi une dérive des finances locales. Le rapport qui préconisait une maîtrise de la dépense locale par une modulation de l’allocation de la dotation la plus importante, la dotation globale de fonctionnement, s’inscrivait dans un processus de reconquête du pouvoir financier local par l’Etat, un processus déjà engagé avec les premières mesures d’allègement de la taxe professionnelle mais passé inaperçu.
Un effritement de la fiscalité locale
C’est en effet depuis près de quarante ans que l’on peut constater un effritement de la fiscalité locale et une transformation progressive en dotations. Au total, à la suite de cette évolution, c’est incontestablement un nouveau modèle des finances locales qui a pris forme. Le dernier épisode marquant a été la suppression de la taxe d’habitation.
Dans un proche avenir pourraient aussi être allégés voire supprimés les impôts locaux de production afin d’alléger les charges qui pèsent sur les entreprises. A n’en pas douter, la rupture avec le modèle des années 1980, et donc avec l’autonomie fiscale, serait alors radicale.
On peut s’attendre à ce que ce processus s’accélère voire même trouve un aboutissement compte tenu des difficultés économiques et sociales considérables auxquelles l’Etat doit et devra faire face ainsi que des conséquences désastreuses sur les finances publiques .
A l’instar des finances de l’Etat, les finances locales devraient être en effet mises à très rude épreuve notamment par les pertes de recettes fiscales auxquelles on doit s’attendre. On peut aussi s’inquiéter de la capacité de l’Etat à compenser les conséquences de la suppression de la TH par un transfert de TVA ainsi qu’à allouer des dotations équivalentes à ce qu’elles ont été jusqu’alors compte tenu des conséquences de la crise actuelle mais aussi de l’amplification des besoins auxquels il devra faire face (réchauffement climatique, sécurité, numérique, transition démographique…) , tout cela conjugué avec une évasion fiscale internationale considérable venant s’ajouter à la baisse des principaux impôts (TVA, IR, IS) liée à la baisse d’activités.
Vers une réhabilitation de l’autonomie fiscale
D’un autre côté, continuer dans cette direction semble particulièrement inapproprié. Car ce serait prendre le risque de retourner à la centralisation déjà bien connue et donc à l’irresponsabilité voire même à la rigidité alors que la souplesse des institutions est plus que jamais nécessaire au sein d’un monde instable et fluctuant. C’est la raison pour laquelle il pourrait être pertinent de se demander si, comme ce fut le cas lors de la crise des années 1970, les collectivités locales ne pourraient pas être considérées comme l’une des voies de sortie de crise. Dans cette hypothèse il s’agirait alors d’inverser le processus de recentralisation du pouvoir financier public et de redonner vie à l’autonomie fiscale locale.
Une telle éventualité ne peut cependant ignorer qu’une réhabilitation de l’autonomie fiscale se heurterait à de nombreux obstacles. Le premier d’entre eux , qui tient à l’inertie d’un système déjà bien installé dans une logique de centralisation fiscale , n’est pas toutefois insurmontable. Un autre, qui doit en revanche être pris très au sérieux, consiste dans le risque réel de provoquer, au nom d’un souci de responsabilisation extrême, l’implosion du système local par une entropie non maîtrisée. C’est alors que surgit une question qui n’est plus strictement fiscale mais qui relève du politique, celle de la gouvernance d’un système complexe.
Une telle direction en effet ne pourrait être prise sans une reformulation préalable du processus de décision publique. La question de l’autonomie fiscale ne peut être traitée en soi, elle doit l’être dans le cadre d’une réforme de la gouvernance financière locale elle-même incluse dans une reformulation de la gouvernance publique. Autrement dit une adaptation du processus de décision publique constitue un préalable à une redéfinition de l’autonomie fiscale locale.
De fait c’est bien dans une absence de pilotage général que se dessine actuellement le futur des sociétés contemporaines et cela tout autant à l’échelle nationale qu’internationale. La crise actuelle, particulièrement terrible, en est un parfait exemple. Elle devrait être l’occasion de réorganiser la gouvernance selon une logique reposant sur une synergie d’acteurs. Il ne s’agit pas tant de mettre en place un gouvernement d’union nationale qui outre sa facture purement politique ne serait qu’une réponse ponctuelle à un enjeu fondamental masqué par le coronavirus qui n’en est qu’un épiphénomène.
Repenser le système
Il s’agit de répondre à l’inadaptation d’un modèle politique devenu inopérant car enraciné dans un imaginaire d’Etat central apte à peser sur le cours de l’Histoire alors qu’il a perdu peu à peu l’essentiel de sa substance. S’y est substituée une mosaïque de pouvoirs économiques, politiques, sociaux sans aucun dispositif pour se concerter et définir des solutions communes permettant de répondre aux crises mais surtout de construire un modèle politique correspondant à la complexité et à l’incertitude dues à la multiplicité des acteurs et de leurs interrelations qui caractérisent nos sociétés.
Or si une variété d’acteurs est source d’efficacité elle peut aussi s’avérer complètement stérile lorsqu’il n’existe pas une unité d’action ; l’affrontement des divers intérêts peut même générer une paralysie totale d’un système. C’est pourquoi l’heure n’est plus au bricolage ni au replâtrage dans les sociétés interconnectées d’aujourd’hui. Elle est à la création d’institutions politiques solides et appropriées à ce monde.
Une voie pertinente serait donc de faire renaître à nouveaux frais un dispositif qui concrétiserait ce que Pierre Massé appelait « l’esprit du plan », c’est-à-dire « le concert de toutes les forces économiques et sociales de la Nation (1) ». Cet esprit doit bien entendu se matérialiser dans une institution de concertation entre les acteurs politiques, l’Etat et les collectivités locales, économiques, les entreprises et sociaux, les syndicats. Un tel dispositif a certes pour objectif d’apporter des solutions aux problèmes posés par les crises et de proposer des projets de développement mais également de réguler et d’harmoniser l’évolution des dépenses et des recettes publiques. Il est notamment indispensable que le système fiscal soit globalement cohérent : c’est là une condition essentielle pour que la diversité et la complexité du système n’évoluent pas vers le désordre, le chaos et l’implosion. Il faut donc admettre que l’on ne peut appréhender isolément les acteurs locaux et nationaux, ce qui n’implique pas de confondre leurs fonctions mais de les inclure dans un réseau nécessairement multirationnel propice au dialogue.
Dans ce cadre la fiscalité locale a un rôle de premier plan à jouer. En effet, les collectivités locales doivent être en mesure de faire face aux défis de plus en plus lourds qui menacent les sociétés. Il est indispensable qu’elles disposent de ressources autonomes . Or la fiscalité en est le dispositif par excellence. Il est nécessaire par ailleurs que leur soit accordé un réel pouvoir fiscal, on veut dire des impôts propres, modulables et rentables, condition de leur liberté de choix ainsi que de leur rapidité et de leur souplesse d’action. Il faut aussi sécuriser ce pouvoir fiscal local et lui conférer une légitimité juridique explicite, autrement dit instituer un principe constitutionnel d’autonomie fiscale des collectivités territoriales. On ne peut oublier que le consentement à l’impôt, et par conséquent son efficacité dépend de sa légitimité qui, elle-même, dépend du sens qui lui est conféré.
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Coronavirus : après l'urgence sanitaire, le choc financier
Sommaire du dossier
- Finances locales : les collectivités résistent à la crise
- Le Comité des Régions de l’UE tire la sonnette d’alarme sur l’état des finances locales
- La crise sanitaire a fortement affecté les grandes villes et les EPCI
- La crise sanitaire a coûté près de 93 milliards en 2020 à l’Etat
- Plus d’un tiers des communes anticipent une hausse de la fiscalité locale en 2021
- Le Covid-19 a coûté 3,8 milliards d’euros aux collectivités en 2020
- Confrontées à la crise, des communes de montagne freinent leurs ambitions
- Les maires font monter la pression sur le coût des vaccinodromes
- Malgré des finances plus fragilisées que prévu en 2020, les collectivités boudent certaines aides de l’Etat
- Impact financier du Covid-19 : derrière la guerre des chiffres, une crise de confiance
- Covid-19 : « retour 6 ans en arrière » pour les finances locales
- Dépenses de fonctionnement : le bloc communal fait le dos rond
- Plan de relance, baisses d’impôts, soutien aux collectivités… : Olivier Dussopt s’explique
- Le Covid-19 devrait coûter 7,25 milliards d’euros aux collectivités en 2020
- Ces territoires déjà fragiles avant la crise du Covid-19
- Les collectivités auront-elles encore des capacités d’action en 2021 ?
- Comment les territoires d’outre-mer subissent la crise sanitaire
- Baisse des recettes et des dotations : qui subit la double peine ?
- Crise financière : une clause de sauvegarde trop sélective
- La crise sanitaire n’affectera pas les recettes de la grande majorité des communes
- Quel impact attendre de la crise sur la notation des collectivités ?
- Taxe de séjour : le compte n’y est pas pour les communes
- Baisse de recettes : les grandes villes les plus touchées mais pas coulées
- Laurent Saint-Martin : « Le sujet de la compensation Etat-Collectivités est loin d’être fini pour l’année 2020 »
- Crise sanitaire : quels impacts sur les droits de mutation à titre onéreux ?
- « Il est aujourd’hui impossible pour les nouveaux élus de voter leurs taux de fiscalité »
- « Très peu de collectivités ont choisi d’être couvertes pour des pertes de recettes »
- Face à la percée du « drive alimentaire » pendant le confinement, la TASCOM doit-elle évoluer ?
- Coronavirus : la crise coûte cher aux communes d’Ile-de-France
- La santé au cœur de la relance de l’investissement local
- Récession : le plan d’urgence des territoires
- Pertes de CVAE : l’année 2022 risque d’être pire que 2021
- [DATA] Le coronavirus dégrade les finances des collectivités
- Casinos : les communes enregistrent des pertes sérieuses
- Longues négociations en vue sur les délégations de services publics
- Finances locales : les départements veulent échapper au scénario noir
- Les communes grandes gagnantes du plan d’urgence de 4,5 Mds€ du gouvernement
- Versement du FCTVA : les scénarios pour relancer les investissements
- Les finances locales touchées par le Covid-19
- Coronavirus : le plan d’urgence du gouvernement divise les collectivités
- « Il va falloir maintenant une vraie réforme de la péréquation »
- Les intercommunalités à la relance
- Les dommages collatéraux du coronavirus sur les comptes locaux
- Evaluation du coût de la crise sanitaire : les méthodes utilisées sur le terrain
- Finances locales : c’était l’éclaircie avant la tempête
- Coronavirus : les collectivités face aux pertes de recettes tarifaires
- Annulations de festivals : des pertes économiques vertigineuses pour les territoires
- Collectivités locales et délégataires : comment éviter les tensions
- Le RSA à la veille d’une catastrophe annoncée
- Crise sanitaire : comment évaluer la perte de CVAE à venir sur son territoire ?
- Coronavirus : comment faire de la péréquation un outil de survie
- Impact de la crise du Coronavirus dans la gestion de la dette et la trésorerie des collectivités
- Coronavirus : toutes les conséquences fiscales sur les collectivités
- Coronavirus : ce que prépare le gouvernement pour les collectivités
- Les premières mesures financières d’urgence pour les collectivités
- Achat de masques : comment l’Etat va alléger la note des collectivités
- Outre-mer : « Plus de 200 millions d’euros de pertes en 2020 »
- Coronavirus : comment éviter la baisse des investissements locaux
- Coronavirus : ne pas sous-estimer la résilience financière des collectivités
- Face à la crise, il faut redonner vie à l’autonomie fiscale locale
- Le deuxième projet de loi de finances rectificative est adopté
- Le versement mobilité au cœur des controverses (1/2)
- Olivier Dussopt : « La contractualisation n’est pas morte »
- Coronavirus : une solution existe pour ne pas déroger à la règle d’or
- Vers une perte de 4,9 Mds d’euros pour les collectivités selon le Sénat
- Mathieu Plane : « Le problème de la baisse de l’investissement public va rapidement se poser »
- « Cette crise impactera nos ressources sur a minima 2 ans »
- Les communes de montagne face à un choc financier inédit
- Un nouveau paquet “Fonds structurels” pour affronter la crise
- Coronavirus : le danger des impôts cycliques
- Quand le Covid-19 vient heurter de plein fouet la bonne santé financière des collectivités
- La réforme fiscale survivra-t-elle à l’épidémie de coronavirus ?
- Coronavirus : menace sur les budgets 2020-2021 des collectivités locales
- Pourquoi la crise va laisser des séquelles sur certains services publics locaux
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