«C’est mon précieux, un outil que j’ai constamment avec moi. On me contacte pour tout : des démarches administratives, des questions de voisinage, un accident… Parfois, j’aimerais bien respirer un peu, mais c’est le jeu, il faut assumer. »
@Petitmaire, selon son pseudonyme sur Twitter, premier magistrat d’une petite commune rurale qui préfère rester anonyme, est très attaché à son portable et au lien qu’il lui permet d’entretenir avec ses administrés. Le smartphone, combiné à la démultiplication des réseaux sociaux, a en effet transformé la relation entre les édiles et leurs administrés – sous réserve qu’il n’y ait pas trop de problème de couverture de réseaux… Et elle n’est pas de tout repos : « La banalisation des réseaux sociaux a intensifié les contacts entre l’élu et les habitants. Mais c’est aussi un canal de plus à gérer, et les boîtes de messagerie peuvent rapidement déborder », pointe Franck Confino, consultant numérique et coordinateur de l’Observatoire socialmedia des territoires.
Anxiogène
« La multiplication des canaux comme Messenger, Whatsapp, Instagram, Snapchat, Twitter… a aussi quelque chose de schizophrénique pouvant même aller jusqu’à être anxiogène. Faire le tour de toutes ces messageries peut être vécu comme un peu angoissant pour les élus par rapport à l’époque où il suffisait d’ouvrir son courrier », poursuit Franck Confino. Et ce phénomène ne se cantonnerait pas aux élus de petites et moyennes communes, même si ces derniers y sont particulièrement exposés.
Arnaud Robinet, maire (LR) de Reims, confirme. A la tête d’une ville de 183 100 habitants, il gère lui-même sa présence en ligne et les demandes qu’il peut recevoir. « C’est une volonté de ma part, je préfère les gérer personnellement. Mais c’est très chronophage. Au début, je n’avais pas forcément mesuré les conséquences ou l’impact de ces réseaux en termes de sollicitations en direct », confie cet ancien chercheur praticien hospitalier âgé de 44 ans, qui assure répondre lui-même à 99 % des demandes reçues et les transférer aux différents services et personnes responsables.
Tous les édiles interrogés l’attestent, les requêtes peuvent survenir n’importe quand : tôt le matin, comme tard le soir, en semaine comme le week-end. « Ce qu’attendent les gens, c’est de tester la capacité de proximité d’un élu, en fonction de la manière et de la rapidité avec laquelle il va répondre. Ils essaient aussi, à travers les réseaux sociaux, de passer outre le passage presque obligatoire du cabinet. Mais sans se rendre forcément compte de tout ce que cela implique », relève Franck Confino.
Attentes très élevées
Problèmes du quotidien, de voirie, de sécurité, de logement, demandes de rendez-vous… « Les sollicitations sont très variées. Tous mes administrés savent qu’ils peuvent me joindre sur mon portable, je ne conçois pas de fonctionner différemment », expose John Billard, maire (DVD) du Favril (360 hab., Eure-et-Loir), qui considère son smartphone comme un « outil indispensable », et ce, d’autant plus pour les maires de petites communes rurales en activité. « Vous devez pouvoir à la fois assumer vos responsabilités professionnelles et être en proximité avec vos administrés », explique ce cadre supérieur qui travaille au sein d’une compagnie d’assurance. « D’où l’importance de déployer la 4G sur tous les territoires ruraux », glisse-t-il.
« Il y a un certain réflexe citoyen qui consiste à informer le maire dès qu’on estime qu’il se passe quelque chose d’anormal dans l’espace public, comme un soupçon concernant un possible dépôt sauvage, par exemple », analyse Franck Confino. « Mais les habitants contactent également leur maire pour des cas très personnels. On parle rarement d’intérêt général par le biais de la messagerie privée », pointe-t-il. Et dans ce dernier cas, les attentes que les administrés placent en leur édile sont généralement très élevées, ce qui peut engendrer un décalage par rapport à la réalité.
Petite coche bleue
« Certains me précisent que je suis leur dernier recours. Pour eux le maire est responsable de tout, même sur des sujets dont la compétence ne relève pas de la commune », abonde Arnaud Robinet. « En raison d’une méconnaissance de ses attributions, le maire devient celui qui résout tous les problèmes de son territoire, celui qu’on appelle à l’aide lorsqu’on se retrouve dans une situation où l’on n’a plus pied », confirme Franck Confino. Une pratique qui se reflète dans les messages que nous avons recueillis, et qui portent, par exemple, sur des demandes pressantes en matière de logement, d’emploi…
Mais selon Rémi Lefebvre, professeur de sciences politiques à l’université de Lille 2, cette nouvelle relation offerte par les réseaux sociaux comporte de gros risques : « Le recours aux réseaux sociaux et aux sollicitations en direct provoque une accélération du temps politique. Le fait d’immédiatiser la relation avec le citoyen est très dangereux. Ce type d’interactions contribue à désacraliser la figure du maire et à trivialiser la figure de l’élu. Cela peut conduire les habitants à entretenir un rapport consumériste avec le pouvoir local », alerte-t-il. De ce point de vue, les fonctionnalités permises par les réseaux sociaux n’aident pas : une en particulier est riche d’informations pour l’expéditeur, mais susceptible d’alimenter sa frustration : l’insidieux et lapidaire « vu », ou la petite coche bleue indiquant que le message a été lu par le destinataire. Mais qui peut, logiquement, ne pas donner lieu à une réponse immédiate.
SMS hargneux
Dominique Aguilar, maire (UDI) de Tonnerre (4 700 hab., Yonne), n’a qu’un seul téléphone portable, personnel et professionnel, et elle reçoit des messages sur Messenger tous les jours. Les administrés lui font part d’incivilités, de demandes d’ordre personnel, de problèmes de voisinage, etc. « Cela fait partie de nos missions. Mais c’est 24 heures sur 24. Parfois, le samedi soir, on vous écrit pour une question qui ne relève pas de l’urgence et le réseau social indique que vous avez lu le message. J’ai déjà reçu des relances me disant Vous êtes connectée, vous pourriez répondre. » Des relances parfois encore plus économes en mots (« ????») sont également reçues, visibles parmi les captures d’écran que nous avons recueillies dans le cadre de cet article.
Malgré ces désagréments, la plupart des élus que nous avons interrogés n’envisagent pas de fonctionner d’une autre manière. La fatigue ou la lassitude n’ont pas raison de ce qu’ils considèrent comme inhérent à leur fonction et faisant partie de leur ADN. Même si un droit à la déconnexion pourrait parfois sembler bienvenu. « Encore que, mieux vaut parfois répondre et que cela dure deux minutes, plutôt que de reporter et devoir y passer plus de temps par la suite », fait valoir John Billard. « Les réseaux sociaux rendent la sollicitation très peu coûteuse pour le citoyen, renchérit Rémi Lefebvre. Il attend donc une réponse immédiate, ce qui n’est pas possible. »
Pour autant, cette instantanéité ne s’accompagne pas forcément d’un discours plus agressif, selon John Billard. « Contrairement à ce que l’on peut dire à propos du manque de respect envers les élus, nombre de personnes s’excusent de me déranger lorsqu’ils prennent contact avec moi », nuance-t-il. L’édile a néanmoins fait les frais d’insultes qui l’ont conduit à déposer une plainte en gendarmerie pour « outrage à une personne dépositaire de l’autorité publique », retirée après que l’auteur d’une salve de SMS hargneux l’accusant, entre autres, de trafic d’urnes et de clientélisme, a présenté ses excuses. « Mon objectif était de montrer que l’on ne peut pas manquer de respect à un élu sans prendre de risque judiciaire », explique-t-il.
Respect
« Depuis que l’on est entré dans un usage massif des réseaux sociaux, les administrés se permettent parfois un manque de formalisme total, voire de l’agressivité, décrypte Franck Confino. Les gens, depuis leur canapé, peuvent se sentir pousser des ailes et envoyer des missiles aux élus. A un moment donné il va peut-être falloir agir pour repositionner le respect dans la relation, qui peut avoir tendance à disparaître.»
« Le smartphone et les réseaux sociaux entretiennent l’illusion de la proximité absolue »
Rémi Lefebvre, professeur de sciences politiques à l’université de Lille 2
« La relation de proximité que permet le téléphone portable est une problématique que connaissent surtout les petites et moyennes communes. Avant, on ne rencontrait pas le maire dans n’importe quelles circonstances… Le risque, avec le smartphone et les réseaux sociaux, est de faire disparaître cette dimension institutionnelle, car ils réduisent la distance temporelle mais aussi symbolique : c’est l’illusion de la proximité absolue, que les élus risquent de payer par la suite. Si vous ouvrez cette boîte de Pandore, les sollicitations vont se multiplier. Et le temps de l’administration n’est pas celui des réseaux sociaux. On aboutit donc à une sorte de dissonance entre ces deux temporalités. Beaucoup d’élus recherchent cette relation plus directe, plus informelle, mais nombre d’entre eux m’ont confié qu’ils revenaient en arrière. Cet usage engendre une sorte de proximité immédiate, qui est la négation de la représentation : la force du maire, c’est un mélange de distance et de proximité. »
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