Comment expliquez-vous l’essor de la novlangue dans les collectivités territoriales ?
Tout milieu qui se sent menacé éprouve le besoin de se protéger par des mots de passe. Si les médecins de Molière parlent latin, c’est qu’ils doutent de leur légitimité. Dans les collectivités, la dérive a commencé le jour où le chef du personnel est devenu directeur des ressources humaines. La soumission à la bien-pensance lexicale n’a cessé de progresser depuis. Elle triomphe aujourd’hui dans la littérature des cadres territoriaux qu’on lit sur LinkedIn. On ne « peut » plus : on est « en capacité de ». On n’a plus de rendez-vous téléphonique : on a « un call au planning. » Je pourrais citer mille exemples. Il faut davantage de mots pour dire les choses moins clairement. Cette dégradation de la langue débouche sur l’autocélébration des « managers publics » assaisonnée de concepts venus de l’entreprise privée, comme « l’efficience », la « communication corporate » ou « le management participatif ». Il faut se méfier des bons sentiments que ces formules véhiculent, car dans la vie, un bon sentiment a vite fait de devenir mauvais.
De quoi la « coconstruction » est-elle le nom ?
Pendant longtemps, l’organisation modèle, réputée pour avoir le meilleur savoir-faire en termes de commandement des hommes, c’était l’armée. L’armée était capable de prendre des gens qui n’avaient rien demandé et de les emmener au bout du monde se faire tuer avec enthousiasme. Les uns commandaient, les autres obéissaient. Les DRH des grandes entreprises étaient d’ailleurs en général d’anciens officiers. L’État au dix-neuvième siècle a mis en place une hiérarchie civile transposée du modèle militaire. L’industrie, puis les collectivités l’ont suivi. Mais aujourd’hui ça ne marche plus. Les institutions ne sont plus respectées. En 2019, un agent de 25 ans n’obéit pas : il adhère. D’où cet appel à la « coconstruction ».
Toutes ces mutations marquent-elles la fin du « service public à la française » ?
On ne parle plus de « service public » que pour s’invectiver. L’expression service public a pratiquement disparu des discours au profit d’un anglicisme : les « politiques publiques ». Ce ne sont plus ni les mêmes mots, ni les mêmes ambitions. Des dirigeants sans mémoire ont d’ailleurs rebaptisé les conseils généraux conseils départementaux sans savoir qu’un changement terminologique identique avait été imposé en octobre 1940 par le gouvernement de Vichy qui s’est d’ailleurs montré très inventif en matière de jargon technocratique. Mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain ! Oublié le jargon, les fonctionnaires territoriaux sont souvent remarquables. Il existe, dans les conseils départementaux, de belles vocations d’ingénieurs, de financiers ou de travailleurs sociaux qui abattent un énorme travail. Et qui savent s’exprimer en Français. Dans le Loir-et-Cher, les services viennent d’adopter un guide de rédaction et d’expression destiné à respecter la langue française et à être compris par tous les usagers.
D’où vient le succès du mot « territoire » ?
« Le territoire » est un périmètre qui n’a pas d’âme. Nous autres Français savons ce qu’est un pays, un département ou une commune. Mais qu’est-ce donc que « le territoire » en dehors de l’espace tracé sur une carte par un technocrate de l’ex-DATAR ? Sous Giscard, les administrations parisiennes avaient banni le mot « province » considéré comme infamant. Dans les années 1980, on disait « en région ». Maintenant, c’est à tout bout de champ « dans les territoires ». Cela me fait penser aux territoires occupés. Les élites parisiennes, devenues des élites coloniales, se comportent comme des touristes dans leur propre pays. Danger !
On entend aussi beaucoup les expressions « gouvernance territoriale », et « intelligence territoriale »…
A l’origine, le mot « gouvernance » n’avait rien à voir avec le sens qu’il a pris. Il a été créé par Senghor pour désigner une préfecture au Sénégal. Quant à l’intelligence territoriale, j’imagine qu’elle veut dire « Mettons-nous autour de la table et discutons ». Au vrai, personne n’avait attendu ce néologisme pour le faire. Du point de vue des collectivités, « l’intelligence territoriale » est une réponse empirique à un effet pervers de la fin du cumul des mandats, qui a créé des élus plus faibles. Du point de vue de l’État, l’ « intelligence territoriale » est le symptôme d’une crise du préfet de département. Privé de ses anciens outils, aux commandes de troupes paupérisées, le représentant de l’Etat dans le département a changé de métier : il est devenu illusionniste. Avec le concept d’intelligence territoriale, il tente d’exercer un « soft power ». Mais en France, on attend de l’État autre chose qu’un soft power. On veut de l’autorité. Cette évolution terminologique traduit un changement de civilisation. La France crève du dépérissement de l’Etat dans ses provinces.
A quoi est due la prolifération des sigles dans l’administration ?
L’administration et, avant elle, l’armée ont toujours communiqué par sigles : effet de la paresse, de la cuistrerie, et volonté de cultiver un entre soi grâce à une langue inaccessible aux tiers. Tous les métiers ont ce travers. Dans certaines réunions, on entend parfois trois ou quatre sigles par phrase. Ce qui est nouveau, c’est la frénésie dans les changements d’appellation. Chacun savait ce qu’était la DDASS. Chacun avait entendu parler des enfants placés par la DDASS. Idem pour la DDE et son personnel en orange qui entretenait les routes. Ces sigles étaient devenus des noms communs. Mais il n’y a plus de DDE et de DDASS. Personne ne sait par quoi elles ont été remplacées. Les administrations centrales et les ministères ne cessent de changer et d’allonger leur intitulé. La direction des hôpitaux est devenue la direction générale des hôpitaux, puis la direction générale des hôpitaux et de l’offre de soin (DGHOS), en attendant plus. L’ONC, l’office national de la chasse est devenu Office national de la chasse et de la faune sauvage (le mot « chasse » tout seul n’était plus supportable) : ONCFS. On va bientôt ajouter la biodiversité à l’acronyme et puis le fameux développement durable. On voudrait tout nommer, car subsiste le mythe qu’on nommant les choses, on les domine. On se paie de mots comme jamais. Si le code civil était écrit aujourd’hui, il serait incompréhensible. Il s’appellerait le « code des relations civiles, des familles, des itérations contractuelles humaines, sociales et sociétales » !
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Service public : les ravages de la novlangue
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Sommaire du dossier
- Les territoires, nouveau phare de la pensée magique
- La « schématologie », une langue à part
- Les sigles, péché mignon de l’administration
- Novlangue : les maux du management
- La novlangue ou l’art de noyer de poisson
- La techno parade
- Xavier Patier : « L’administration se paie de mots comme jamais »
Thèmes abordés