Des lustres que cet administré de la Sarthe boudait les urnes. Pas question, pour lui, non plus de mettre les pieds en mairie. Qu’elle ne fut donc pas la surprise du premier magistrat de son village de le voir venir ce samedi 8 décembre. Vêtu des habits du dimanche, l’habitant a rempli le cahier de doléances des habitants de la commune. Dans cette petite municipalité, comme un peu partout au sein la France rurale et péri-urbaine, la crise des gilets jaunes libère la parole.
Les cahiers de doléances, ouverts le week-end des 8 et 9 décembre sous l’égide de l’Association des maires ruraux de France (AMRF) d’abord, puis de l’Association des petites villes de France (APVF), font un tabac. Prolongés un peu partout, ils font même des émules dans les grandes villes comme Grenoble, Saint-Etienne ou le 1er arrondissement de Lyon. En milieu hyper-urbain, cette démarche de mairie ouverte se heurte cependant au risque de tensions avec certains gilets jaunes et au danger terroriste accru depuis l’attentat de Strasbourg.
Mais dans plusieurs milliers de petites communes, les citoyens vont à la rencontre de leurs édiles. Samedi dernier, cela s’est fait à la bonne franquette, autour d’un café ou d’un verre. Les secrétaires de mairie sont restés dans leur foyer. Le dialogue a été direct. Très direct.
Les raisons de la colère
Parmi les motifs de grogne : les taxes sur l’essence et la limitation à 80 km/h bien sûr. « Avec la voiture, on touche au seul outil de liberté que possèdent les habitants de nos campagnes », pointe Dominique Dhumeaux (sans étiquette), vice-président de l’AMRF. Nul hasard si c’est lui, maire de Fercé-sur-Sarthe, qui se trouve à l’origine des cahiers de doléances. Car, dans ce petit coin du grand Ouest, la fièvre jaune a particulièrement pris. Les gens arborent un gilet à l’avant de leur voiture et klaxonnent, en signe de soutien, sur les ronds-points occupés.
Un combat que partagent des édiles. « Mon indemnité sert à payer mes pleins de carburant », soupire Michel Fournier (sans étiquette), premier vice-président de l’AMRF et maire de la commune des Voivres, dans les Vosges. Pour Vanik Berberian (sans étiquette), patron de l’Association des maires ruraux de France, la fièvre jaune était tristement prévisible. « On paie plus de trente ans de fracture sociale et territoriale », accuse le premier magistrat basé à Gargilesse-Dampierre, dans l’Indre.
« Avec la révolution des caddies, l’accessibilité des grandes surfaces a été privilégiée au détriment des commerces de proximité des centre-bourgs », renchérit Claude Térouinard (divers droite), ancien vice-président de l’AMRF et actuel patron du conseil départemental de l’Eure-et-Loir.
« L’individu-roi »
Les cahiers de doléances sont à l’unisson. La détresse sociale y est omniprésente. Michel Fournier évoque cette habitante, venue le voir en mairie pour lui raconter sa mise au chômage. « Les gilets jaunes sont le reflet d’une société, celle des CSP – qui est en train de s’effondrer, jauge Claude Térouinard. Mais ils sont aussi le fruit d’une époque où l’individu-roi succède à l’enfant-roi. »
Un vent de dégagisme souffle sur ces cahiers de doléances. Les ministres et les parlementaires en prennent pour leur grade. Seuls, les maires des petites communes échappent au couperet. « Entre la démocratie des ronds-points et la démocratie des salons, il y a les élus locaux », salue Christophe Bouillon (PS), président de l’Association des petites villes de France. Aussi, se réjouit-il, les cahiers de doléances ne sont pas vécus « comme une manœuvre de diversion ». Tout au contraire, ils apparaissent comme une occasion de reprendre son destin en main.
L’imagination au pouvoir
Yvan Lubraneski (ex-PS), président de la section de l’Essonne de l’AMRF, ne compte pas s’arrêter à « ce moment de rencontre avec les citoyens autour des choses de l’Etat ». Le maire des Molières, qui peut s’appuyer sur un volontaire en service civique en charge des relations avec les citoyens, fourmille d’idées. L’AMRF aussi, à l’origine durant la dernière présidentielle, des « états généreux de la ruralité ».
L’association jouera tout son rôle dans le grand débat national initié par Emmanuel Macron. « Nous ne voulons pas que cette consultation donne la part belle à la vieille machine d’Etat, avec ses notes de service et ses directives préfectorales, prévient Yvan Lubraneski. On se méfie aussi des concertations autour des parlementaires et des grands élus, dans lesquelles les maires regardent passer les trains. »
Edouard Philippe jure qu’il n’en sera rien. Le Premier ministre a d’ailleurs appelé Vanik Berberian pour lui dire tout le bien que lui inspirait les cahiers de doléances. « Après nous avoir mis la tête sous l’eau, l’exécutif ne jure maintenant plus que par les maires », persiffle une figure de l’AMRF.
Mais pour Vanik Berberian, l’heure n’est plus aux états d’âme : « Nous devons agir ensemble, sinon nous finirons tous éjectés. »
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