«L’arsenal législatif est en place pour que la question des inégalités femmes-hommes dans l’espace public soit enfin abordée et traitée, se félicite Pascale Lapalud, urbaniste, cofondatrice de l’association Genre et Ville. L’article 61 de la loi du 4 août 2014 oblige, en effet, les collectivités de plus de 20 000 habitants à dresser le bilan de la situation sur leur territoire et à le faire connaître.
Ce texte prévoit qu’elles doivent présenter un rapport sur la situation de l’égalité entre les femmes et les hommes au sein de leurs services, dans les politiques qu’elles mènent et les mesures qu’elles envisagent pour améliorer la situation. Il doit être présenté devant l’assemblée délibérante préalablement au débat sur le projet de budget. Un moyen efficace de sensibiliser les élus, les agents, et plus largement la population, au fait que les politiques menées peuvent amplifier ou, au contraire, réduire les inégalités.
Un véritable diagnostic des inégalités
Ce rapport relève de l’inventaire, mais aussi du document d’orientation. Son élaboration passe par un diagnostic des inégalités en interne, mais aussi sur le territoire. Toutefois, pour identifier les éventuels effets pervers des politiques publiques, et en particulier celles menées en matière d’aménagement ou de mobilité, encore faut-il disposer de données sexuées localisées. Certes, différents organismes, comme l’Insee, le Commissariat général à l’égalité des territoires, la Caisse nationale d’allocations familiales, Pôle emploi, l’agence régionale de santé produisent ce type de statistiques, mais elles ne sont le plus souvent pas assez fines pour pointer les contraintes des femmes dans la ville. Il est donc conseillé de demander des statistiques sexuées dans les études commandées.
« L’observation des usages d’un lieu et leur comptage donnent une vision précise des dynamiques d’occupation, d’actions, de passage et permettent de répondre aux questions : qui fait quoi ? Porte quoi ? S’installe où ? » détaille Pascale Lapalud. Les marches exploratoires et sensibles objectivent les inégalités. La plupart ont été menées par les habitantes des quartiers prioritaires, comme à Nîmes, entre 2014 et 2016. « Car il y a des financements dans le cadre du renouvellement urbain, reconnaît Pascale Lapalud. Ailleurs, il n’y en a pas. » Un biais préoccupant. « Il existe un vrai risque de réduire la question des inégalités dans l’espace public à ces quartiers, dénonce Agnès Thouvenot, élue chargée de la lutte contre les discriminations à Villeurbanne [148 500 hab.]. La possibilité d’un discours raciste est prégnante, c’est notre point de vigilance. »
Des études spécifiques au vélo, à la marche…
Certaines collectivités se sont saisies d’une problématique précise pour sonder tout leur territoire. C’est le cas, par exemple, de Bordeaux métropole (28 communes, 761 000 hab.) qui, à l’occasion de la semaine de la mobilité (du 17 au 24 septembre 2017), a fait appel à l’université Bordeaux-Montaigne pour réaliser une étude sur les habitudes de déplacements de ses habitants. Elle visait à identifier les empêchements spécifiques à la pratique du vélo, de la marche et du covoiturage des femmes.
« Ce sont encore elles qui multiplient les déplacements pour les activités périscolaires des enfants et les courses, observe Géraldine Di Mattéo, directrice adjointe de la direction de la multimodalité. Il était important qu’on le mesure pour réaliser que, même si les hommes effectuent davantage de tâches domestiques qu’auparavant, nous sommes loin de l’égalité. Les rythmes de vie des femmes et des hommes demeurent différents, bien que l’on puisse avoir l’impression du contraire. Et cela a un impact direct sur leurs pratiques modales. » Sur le territoire de Bordeaux métropole, seuls 38 % des usagers du vélo sont des femmes. Parmi les empêchements à son usage, elles citent le plus fréquemment le risque de chute, surtout lors du transport des enfants, les actes sexistes ainsi que le mauvais état de la voirie.
« Travailler sur l’égalité salariale, les avancements de carrière, le harcèlement, ne suffit pas. »
Les collectivités doivent-elles balayer devant leurs portes ?
Absolument. Avant de promouvoir la mixité dans l’espace public, elles doivent s’efforcer d’être exemplaires. Comment peuvent-elles exclure des marchés publics les entreprises de plus de 50 salariés qui ne répondent pas aux exigences légales de l’égalité femmes-hommes, si elles ne sont pas irréprochables ? Les freins à l’égalité professionnelle dans la FPT sont encore nombreux. Il existe, par exemple, de gros écarts de régimes indemnitaires au détriment des filières médicosociales et administratives, essentiellement féminines, au profit de la filière technique, essentiellement masculine. Pour compenser, elles peuvent agir sur les primes de sujétion ou l’évolution des carrières.
Cette hégémonie masculine dans les services techniques a-t-elle des conséquences ?
Oui, en particulier sur l’aménagement de l’espace public. Car les techniciens ne se mettent pas à la place des femmes et ne prennent pas en compte leurs contraintes. Souvent, les arceaux des parkings à vélos ne sont pas assez larges pour accueillir les vélos cargos. Or ce sont surtout les femmes qui transportent les enfants. On multiplie les parkings-relais, mais les femmes ne se sentent pas en sécurité dans ces espaces sombres.
Comment les communes peuvent-elles féminiser les services techniques ?
Travailler sur l’égalité salariale, les avancements de carrière, le harcèlement, ne suffit pas. Il faut aussi combattre les stéréotypes qui censurent l’accès à certains métiers. Eviter que dans la communication externe il n’y ait que des hommes qui illustrent les professions techniques et que des femmes pour incarner les filières médico-sociales, par exemple.
Laetitia César-Franquet, sociologue, cadre pédagogique à l’institut régional du travail social de Nouvelle Aquitaine.
Brive (Corrèze) 47 000 hab. – Une recherche-action pour identifier les stéréotypes sexistes et les combattre
La commune a signé la charte européenne pour l’égalité femmes-hommes dans la vie locale en 2013. Depuis, elle a lancé différents projets pour la faire vivre. « Nous avons lancé une recherche-action sur la place des filles dans l’espace public et les activités de loisirs dans les trois quartiers de la politique de la ville, expose Marie-Claire Lacaze, directrice des actions transversales. Nous avons contacté nos collègues du service des sports, de la culture et des centres socioculturels pour obtenir des statistiques et nous nous sommes aperçus que les données genrées ne sont pas exploitées. Nous avons sollicité l’association Genre et Ville qui a mené une enquête sur le terrain entre octobre 2016 et novembre 2017. »
Quatre sociologues et urbanistes ont monté des ateliers avec des enfants âgés de 8 à 15 ans pour aborder différentes questions : quelles activités exercent-ils ? A quels moments ? Ont-ils des activités mixtes ?… L’occasion, aussi, de les sensibiliser aux stéréotypes. « Les experts ont également mis en place des marches sensibles avec des groupes mixtes d’ados pour explorer le quartier et identifier leur utilisation de l’espace public », poursuit Marie-Claire Lacaze. Les résultats de cette action montrent une répartition différente des filles et des garçons dans les activités de loisirs et l’espace public. « Quand les filles commencent à avoir des formes, à la puberté, elles disparaissent des activités sportives de groupe, commente Sandrine Maurin, adjointe au maire, chargée de la cohésion sociale. La sensibilisation des personnels à la prise en compte des questions d’égalité femmes-hommes, de mixité dans leur pratique professionnelle, semble essentielle. Nous allons mener une action plus ciblée sur ce thème en 2018 avec un centre de loisirs dont les agents sont volontaires pour revisiter leurs représentations. »
Références
« Femmes et déplacements » est une étude menée par trois sociologues sur le territoire de Bordeaux métropole en 2016. C’est la première d’une telle ampleur statistique réalisée sur le harcèlement. Si l’on tient compte des pourcentages d’utilisation des différents moyens de transport, ceux pour lesquels le harcèlement est le plus fréquent sont le vélo (51 %), le train (50 %), le tramway (47 %), la marche (46 %) et le bus (32 %)
Cet article fait partie du Dossier
En finir avec la ville sexiste
Sommaire du dossier
- Quand l’espace public est conçu par des hommes et pour les hommes
- Lutter contre la ville sexiste : l’importance de dresser un bilan statistique des disparités
- Mieux aménager la ville pour que les femmes s’y sentent bien
- « Pénaliser le harcèlement de rue est une mesure d’affichage ! »
- L’égalité filles-garçons, une priorité dans la construction ou la rénovation des collèges
- Egalité femmes – hommes : les données genrées existent !
- « Les urbanistes n’intègrent pas le genre dans leurs analyses »
- A Lyon, une marche exploratoire pour mesurer l’insécurité de certains trajets en bus
- Les marches exploratoires généralisées à tous les quartiers prioritaires
- Le harcèlement sexiste omniprésent dans les transports
- Se former pour voir la ville sous un autre « genre »
Thèmes abordés