Recueillir, transporter, analyser, stocker, sécuriser les millions de données nécessaires à la ville intelligente représente un défi de taille pour les collectivités. Pas étonnant que la gestion des données apparaisse comme la première préoccupation dans l’enquête « Territoires intelligents » menée par « La Gazette » et la Caisse des dépôts (1). En effet, un tiers des collectivités interrogées qui sont engagées dans la démarche de territoire connecté ou qui l’envisagent prévoient d’investir dans la gestion des données (34 %). Le sujet devance la mobilité (31 %), le pilotage énergétique des bâtiments (30 %) mais aussi les réseaux électriques intelligents – les « smart grids » – (27 %). Il s’élève même à 52 % pour les communes de moins de 5 000 habitants.
Une préoccupation qui s’explique sans doute par l’entrée en vigueur, en mai 2018, du règlement général européen sur la protection des données (RGPD), selon les auteurs de l’étude. Ce texte remplacera la loi « informatique et libertés » de 1978 et imposera aux collectivités de protéger les données personnelles des citoyens.
« Dans le cadre de la smart city, l’application du RGPD va imposer de réfléchir à une collecte différente des données, précise Jacques Priol, fondateur et directeur de mission du cabinet de conseil Civiteo (lire l’encadré). Ce sera un levier pour aller vers la ville intelligente de manière raisonnée, raisonnable et efficace. » En outre, maîtriser les données locales est indispensable pour que les collectivités conservent la souveraineté sur leur territoire, expliquait Luc Belot (alors député PS du Maine-et-Loire), dans son rapport sur les smart cities d’avril 2017. Il suggérait notamment de doter les EPCI d’une compétence sur la donnée, « qui sera le socle de la smart city », et de créer des chartes locales d’utilisation de la donnée.
Pilotage
Le territoire intelligent est généralement initié par les élus (87 %). Dotée d’un pilotage transversal à l’ensemble des services dans les grandes communes et dans les intercommunalités, la démarche est plutôt désorganisée et sans pilote spécifique dans 30 % des communes. Plus d’une collectivité sur cinq a désigné un chargé de mission ou une équipe directement rattachés au directeur général des services (DGS). Cependant, près d’une collectivité sur dix préfère déléguer la gestion à une mission externalisée.
Le projet se construit autour des besoins des habitants, avec pour objectif premier d’améliorer la qualité de vie, pour plus des trois quarts des collectivités engagées dans la démarche. En offrant de meilleurs services publics, plus efficaces et mieux adaptés aux usages, six sur dix souhaitent aussi renforcer l’attractivité économique de leur territoire et réaliser des économies – près de la moitié de celles qui ont déjà développé une démarche de territoire intelligent affirment que c’est le cas.
Financements
Or, devenir un territoire connecté coûte cher. Il faut déployer des outils puissants : capteurs, réseaux, systèmes d’analyse des données… Six fois sur dix, les collectivités ne disposent pas des ressources financières suffisantes pour mener leur projet. Plus d’un quart des communes de plus de 5 000 habitants et un tiers des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) dégagent un budget spécifique, mais seulement 8 % des communes de moins de 5 000 habitants y parviennent. Près de la moitié des territoires s’appuient sur des subventions de l’Etat ou des autres collectivités, 30 % sollicitent des fonds européens, et un sur cinq se tourne vers la Caisse des dépôts. Mais le manque d’information (42 %) et la complexité (36 %) rendent difficile la recherche de financements complémentaires. La complexité des projets de ville intelligente rend d’ailleurs cruciale la nécessité d’un accompagnement, évoquée par la plupart des collectivités (44 %) – davantage par les grandes communes (52 %) et les intercommunalités (57 %). Un accompagnement utile aussi bien pour réfléchir à la stratégie globale (22 %) que pour la mise en œuvre opérationnelle (13 %). En revanche, plus de la moitié des collectivités ayant déjà adopté une stratégie considèrent inutile d’être accompagnées.
Comme les conseils régionaux ou départementaux, quatre intercommunalités sur dix s’appuient également sur les compétences des start-up pour développer leurs projets d’innovation. Ces partenariats diminuent avec la taille de la collectivité. Mais attention au fantasme de la start-up locale qui va tout régler, prévient Jacques Priol. Si lors des « hackathons » (concours visant à créer de nouveaux services à base de jeux de données dans un temps très court), elles proposent souvent des solutions très habiles, cela débouche rarement sur des modèles économiquement viables et reproductibles.
Quoi qu’il en soit, les territoires intelligents devraient rapidement augmenter. Plus de huit collectivités sur dix engagées dans la démarche ou en réflexion, quelle que soit leur taille, souhaitent aboutir dans les dix prochaines années. Nombre d’entre elles voudraient même se transformer d’ici six ans, en particulier les communes, qu’elles comptent moins de 5 000 habitants (48 %) ou plus (46 %).
Jacques Priol, fondateur du cabinet de stratégie Civiteo, auteur de « Le big data des territoires » (éditions Fyp, 2017)
Comment voyez-vous la ville intelligente aujourd’hui ?
Aujourd’hui, elle est surtout technique. De nombreuses solutions améliorent le service et sont source d’économies dans quatre secteurs : l’énergie, les transports, l’eau et les déchets. Mais il faut passer à une autre échelle. Les collectivités locales doivent construire une stratégie, qui nécessite de diffuser une culture de la donnée auprès des élus et dans les services, afin qu’ils comprennent les enjeux du territoire intelligent. Stratégie qui passe aussi par l’open data, puisque les communes de plus de 3 500 habitants doivent ouvrir leurs données.
Ce modèle présente-t-il des risques ?
Cette « hyper-technicisation » de la gestion urbaine laisse finalement peu de place au citoyen, au profit du recueil des données, créant un écart entre les intentions affichées de la ville intelligente – c’est-à-dire améliorer la qualité de vie – et sa réalité. D’où un risque de dépolitisation et même de privatisation de la ville, car ces dispositifs reposent sur l’intervention massive de grandes entreprises privées, et même des géants du web.
Cet article fait partie du Dossier
Smart city : les clés de la ville intelligente
Sommaire du dossier
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- Et si la ville intelligente n’était pas connectée ?
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- La ville de Montréal veut réguler l’intelligence artificielle et se rêve en chef de file mondial
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- Innovation : quatrième édition pour Datacity qui va changer d’échelle
- Ville intelligente : une modélisation des impacts à affiner
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- La smart city, du rêve à la réalité
- Traiter les données, un défi pour construire les territoires intelligents
- Les intelligences de la smart city
- Le potentiel d’un territoire révélé grâce aux données
- Smart city : les données utilisées doivent être interrogées
- A l’étranger aussi, les villes testent et se transforment en laboratoire
- Data city : duel public-privé autour de la donnée locale
- Data city : A l’heure des data, « l’ubérisation » de l’intérêt général menace
- Data city : équipes, outils, budget…, à chaque collectivité son organisation
- Les grands moyens pour redynamiser une ville sur le déclin
- Data city : « Une nouvelle structure de confiance pour superviser le traitement des données »
- La smart city, à quel prix ?
- Services urbains numériques : la clé, c’est le partage des données
- Smart city : « L’hyper-technicisation laisse peu de place au citoyen »
- Les promesses à double tranchant de la ville intelligente
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- Les collectivités locales méconnaissent les métiers du numérique
- « Permettre aux collectivités d’avoir accès à des données collectées par des acteurs privés »
- Les collectivités désarmées face à Uber et Airbnb
- A la recherche du citoyen intelligent
- Une smart city de 10 000 habitants, c’est possible et rapidement rentable
- La ville intelligente, une big mother en puissance ?
- La smart city, ce n’est pas que pour les grandes villes !
- La ville numérique : progrès social ou empilement technologique ?
- « Il faut rendre la smart city humaine »
- « Il faut créer un statut pour les données d’intérêt territorial » – Luc Belot
- La Smart city à la recherche de modèles économiques
- « La smart city doit être construite avec le citoyen » – Gaël Musquet
- La smart city, un concept qui a du mal à éclore
- Retour sur investissement : la smart city est-elle une bonne affaire ?
- Google, fournisseur officiel de services publics
- « Smart water » : comment le partenariat entre Veolia et IBM préfigure l’évolution des services urbains
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- L’innovation ouverte, un concept au cœur de la ville intelligente
- Living Labs : l’innovation par l’usage
- Éclairage public : vous avez dit smart ?
- Objets connectés : de l’optimisation de coûts aux services de demain (1/4)
- Les objets connectés, mais de quoi parle-t-on ?
- Objets connectés : « C’est à chaque collectivité de définir les solutions qui lui semblent pertinentes » (4/4)
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- Smart city, smart passoire potentielle
- Objets connectés : le regroupement des données aide à mieux œuvrer pour le bien commun (2/4)
- Pense-bête pour sécuriser sa ville intelligente
- Smart city : un portage politique fort pour monter des projets transversaux
- Objets connectés : un développement tous azimuts exige des démarches cohérentes (3/4)
- Smart city : la formation des agents, un passage obligé pourtant négligé
- Smart city : « Réfléchir avec attention, de façon collective et sciemment » aux objectifs assignés à la technologie
- La communauté urbaine de Lyon met les données au coeur de sa stratégie smart city
Thèmes abordés
Notes
Note 01 Méthodologie : représentées par des élus (54 %) ou par des agents (46 %), 204 collectivités ont répondu par mail entre le 18 septembre et le 19 octobre 2017 : 168 communes (dont 69 comptent moins de 5 000 habitants et 72 plus de 5 000 habitants), 33 intercommunalités, 24 conseils départementaux et régionaux. Retour au texte