A la mi-juillet, les Archives départementales (AD) du Bas-Rhin et celles de la Sarthe ont publié sur leur site web des contrats de licence pour la réutilisation des données publiques. D’autres, comme la Meurthe-et-Moselle, s’apprêtent à le faire. Par réutilisation, il faut entendre : usage par un tiers d’informations numérisées produites ou détenues par des services administratifs dans le cadre d’une mission de service public.
A court terme, tous les conseils généraux vont devoir délibérer et rédiger ce type de document, pour être en mesure de répondre aux sollicitations d’opérateurs privés. « Jusqu’à présent, aucun département ne disposait de tels contrats, observe Pascale Verdier, directrice des AD du Bas-Rhin. Les demandes pressantes de Notrefamille.com ont précipité leur rédaction ».
Cette entreprise, éditrice du site de recherches généalogiques Genealogie.com, demande aux départements, depuis plus d’un an, ici les fichiers numériques des cahiers de recensement, là ceux des registres d’Etat civil. Lorsque ces archives ne sont pas encore numérisées, l’entreprise propose de le faire à sa charge en restituant à la collectivité « une copie du fichier en pleine propriété », précise son président fondateur Toussaint Roze.
Les conseils généraux ont fait la sourde oreille, à l’exception du Rhône et de la Meurthe-et-Moselle, qui ont explicitement refusé.
En réaction, Notrefamille.com a saisi, le 20 janvier 2010, la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada). Dans deux avis rendus le 25 mars, la Cada rappelle qu’aux termes de la loi du 17 juillet 1978 (modifiée par l’ordonnance du 2005-650 du 6 juin 2005, transposant une directive européenne de 2003), les documents réclamés sont communicables. En outre, selon la même loi, les Archives départementales constituent des services culturels « auxquels il incombe de fixer les conditions de la réutilisation des informations publiques qu’ils produisent et reçoivent. »
Forte de cette analyse et excédée par le silence des départements, Notrefamille.com a adressé à ces derniers une mise en demeure le 4 mai. Objectifs : la réutilisation de ces données publiques par le biais de la transcription¸l’indexation et la mise en ligne de ces documents, afin de permettre, à tout généalogiste, pour dix euros par mois, de « retrouver [ses] ancêtres en un instant » directement à partir d’un patronyme, comme l’indique le site Genealogie.com.
« Notre site propose une recherche par nom, alors que les archives publiques se consultent dans une logique de fonds et de territoire. Autrement dit, il faut savoir où se trouve géographiquement le document qui contient l’information recherchée », fait valoir Toussaint Roze.
« Ces demandes sont légales, concède Pascale Verdier. Seulement, certains documents sont ultra-sensibles ». Un enjeu éthique que défend l’Association des archivistes français (AAF).
Dans un courrier adressé au ministre de la culture le 22 juin, elle récapitule les données nominatives demandées « par un même opérateur privé de juillet 2009 à mai 2010 ». La liste va des registres paroissiaux et d’état civil aux recensements sardes, en passant par les registres d’écrou des prisons, ceux des hôpitaux, des camps d’internement pendant la période 1939-1945 etc.
« Ce projet, par sa couverture géographique nationale et par ses caractéristiques technologiques (indexation patronymique systématique, rapprochement des données, entrecroisement de fichiers), aboutit à ficher toute la population française, en exploitant des données nominatives d’un grand poids juridique », s’alarme l’AAF dans un communiqué publié le 6 juillet.
« Nous demandons que les données publiques à caractère personnel fassent l’objet d’une prise en compte particulière, que le motif de l’intérêt général, au regard de la nature de l’usage envisagé sur ces données nominatives soit reconnu comme limite à l’application de la loi du 17 juillet 1978 », plaide Isabelle Chaze, directrice des Archives départementales des Vosges, qui porte la parole de l’AAF sur ce dossier. L’AAF semble avoir été entendue par le Service interministériel des Archives de France : la note interne du 9 juillet, diffusée auprès des services départementaux en reprend les grandes lignes. La profession attend maintenant les nouveaux avis de la CADA, et de la CNIL, cette dernière ayant été saisie par Notrefamille.com, l’AAF, des départements, des villes et des particuliers.
Autre étape importante attendue à l’automne : le lancement des appels à projets du gouvernement dans le cadre du Grand emprunt. Sur les 35 milliards d’euros que le gouvernement espère collecter, 4 ,5 milliards iront au secteur du numérique, dont 2,5 milliards seront consacrés au développement des contenus et usages innovants.
La numérisation du patrimoine devrait bénéficier de 750 millions d’euros. L’Etat souhaite notamment encourager les projets favorisant la diffusion du patrimoine culturel français sur Internet. Une logique développée par le rapport « Partageons notre patrimoine, propositions pour une charte de la diffusion et de la réutilisation des données publiques culturelles numériques » (1) remis au ministre de la culture au printemps 2010.
Les futurs crédits débloqués dans le cadre du Grand emprunt constituent une manne sur laquelle lorgnent plusieurs opérateurs privés prêts à se porter candidats pour bénéficier de ces sources de financements. Notrefamille.com devrait figurer parmi eux.
Cette entreprise n’est pas seule sur le terrain de la généalogie : les collectivités commencent à recevoir les sollicitations d’autres services en ligne, comme Ancestry.fr, émanation de l’américain Ancestry.com, lancé en 1997 et qui essaime dans de nombreux pays pour construire un réseau de sites constituant « la plus grande base de données généalogiques en ligne au monde », selon l’entreprise.
Droit d’accès et droit de réutilisation
Consultation des archives : où s’arrête la gratuité ?
Notrefamille.com fait un nouveau pas vers les collectivités
Que dit le « rapport Ory-Lavollée ? »
Droit d’accès et droit de réutilisation
Les services d’archives publiques doivent mettre les documents d’archives à disposition des usagers qui le demandent pour consultation, selon les règles fixées par la loi du 15 juillet 2008, qui a modifié celle du 2 janvier 1979, notamment en réduisant les délais de communicabilité. Les services administratifs doivent faire de même pour leurs documents, selon les règles fixées par la loi du 17 juillet 1978, modifiée par l’ordonnance du 6 juin 2005 qui transpose en droit français la directive européenne 2003/98/ce du Parlement européen et du conseil du 17 novembre 2003. Pour tous ces documents, la loi confère au citoyen un droit d’accès, qui s’entend par leur consultation gratuite sur place, leur reproduction aux frais du demandeur ou leur envoi gratuit par courrier électronique.
Lorsqu’une personne physique ou morale veut utiliser les informations contenues dans des documents à d’autres fins que celles de la mission de service public pour laquelle ils ont été élaborés ou sont conservés, on parle de réutilisation de données publiques.
Consultation des archives : où s’arrête la gratuité ?
Au-delà de la consultation en salle, pour laquelle la gratuité est la règle au nom du droit d’accès, les services d’archives publiques ont des pratiques différentes pour ce qui est de leur site web et de l’exploitation des documents par des tiers. Revue de détails.
Consultation en salle :
Les services d’archives publiques donnent accès aux documents qu’ils conservent, selon les délais de communicabilité prévus par la loi du 15 juillet 2008, gratuitement, en salle de lecture. Généralement, les reproductions par photocopie, photographie ou numérisation (scanner), et leur envoi par courrier postal sont payants au prix coûtant. Beaucoup de départements voient le nombre de lecteurs diminuer au fil des années, et leur profil évoluer, avec de plus en plus d’étudiants, de chercheurs et de généalogistes présentant des demandes très pointues.
A cela une raison : la généralisation progressive de la mise en ligne des archives publiques, qui dispensent la plupart des généalogistes de se déplacer.
Consultation en ligne :
De plus en plus de services d’archives publiques numérisent leurs fonds et les mettent en ligne. Certains y donnent accès gratuitement, d’autres pas. Nous avons fait le choix de la gratuité, par souci de démocratisation culturelle, témoigne Edouard Bouyé, directeur des Archives départementales du Cantal.
Même pratique dans le Bas-Rhin, où l’assemblée départementale a voté, le 21 juin dernier, à l’unanimité, la mise en ligne gratuite de l’état civil, « dans un souci constant d’amélioration du service public et pour faciliter l’accès aux archives », précise le site des Archives départementales.
Pourtant les collectivités soulignent à l’unisson que la numérisation se fait au prix d’investissement assez lourds. Une raison que certaines jugent suffisante pour demander à l’internaute une contribution. Qui plus est, certaines assimilent l’accès en ligne à une forme de services « à domicile ». Nous ne pouvons pas demander au contribuable local de payer pour le confort d’un usager éloigné, estime Hélène Say, directrice des Archives départementales de Meurthe-et-Moselle. Département qui donne accès en ligne aux registres paroissiaux et de l’état civil, moyennant un abonnement basé sur un crédit-temps. Cela nous permet de couvrir les frais d’hébergement du serveur, l’acquisition de logiciels. Il s’agit de ne pas mettre à mal nos missions obligatoires et de ne pas risquer d’entamer notre budget consacré à la numérisation et à la restauration des documents, fait valoir Hélène Say. De toute façon, les originaux sont consultables gratuitement en salle de lecture, avec l’aide d’un personnel dédié.
Les tarifs demandés par les services d’archives restent modiques. Par exemple, la Meurthe-et-Moselle demande 2 € pour deux jours les de consultation (pas forcément consécutifs), 6 € les 7 jours, 20 € pour 30 jours, 200 € pour l’année (365 fois 24 heures de consultation consécutives).
Réutilisation des données publiques :
Les deux avis rendus par la Commission administratifs d’accès aux documents administratifs (CADA) ont incité quelques départements pionniers à prendre une délibération sur des licences de réutilisation des données publiques. Une pratique déjà préconisée par le « rapport Ory-Lavollée ».
Votée par l’assemblée délibérante de la collectivité, une licence de réutilisation de données publiques donne au licencié le droit de reproduire les documents d’archives demandés et en fixe les conditions et tarifs. L’article 15 de la loi du 17 juillet 1978 prévoit, en effet, que « la réutilisation d’informations publiques peut donner lieu au versement de redevances ». De même, elle précise que « lorsqu’elle est soumise au paiement d’une redevance, la réutilisation d’informations publiques donne lieu à la délivrance d’une licence. »
Pour calculer le montant de cette redevance, l’administration concernée doit prendre en compte les frais de mise à disposition, notamment l’anonymisation des données nominatives et la numérisation. Jusqu’à présent, les quelques collectivités qui se sont dotées d’un règlement de réutilisation des données publiques distinguent trois grands types de licences, en fonction des intentions du demandeur :
- un usage privé, sans rediffusion vers le public ou des tiers
- un usage public sans but lucratif (travaux scolaires, universitaires et scientifiques, exposition, etc.),
- un usage à but commercial.
Les tarifs pratiqués, variables selon le type de licence, sont généralement calculés « à la vue » (par nombre d’images utilisées) et sont dégressifs par palier. Le « rapport Ory-Lavollée » recommande des tarifs « le plus bas possible », afin de favoriser la réutilisation du patrimoine, donc sa diffusion. Les conseils généraux ont jusqu’à présent voté des redevances de l’ordre de quelques dizaines de centimes d’euros, lorsqu’il s’agit de fichiers déjà numérisés et des licences gratuites pour les usages pédagogiques et scientifiques.
Témoignages de professionnels
Isabelle Chave, directrice des AD des Vosges
Les élus ne peuvent pas laisser figurer sur internet des documents dont ils sont responsables et qui contiennent des informations nominatives sensibles concernant les citoyens ou leurs familles. Outre les problèmes en cas d’homonymie, on imagine facilement les usages incontrôlés et contraires aux libertés individuelles qui pourraient en être faits. Un citoyen confronté à une telle situation pourrait se retourner contre une collectivité. Cette responsabilité, les collectivités au sein desquelles exercent les archivistes refusent de la porter.
Hélène Say, directrice des AD de Meurthe-et-Moselle
Le conseil général a arrêté une ligne de conduite ferme : nous voulons à la fois respecter la loi et faciliter la recherche et la diffusion des travaux que produisent les chercheures, tout en veillant à défendre l’intégrité de ce patrimoine dont nous sommes garants, empêcher les utilisations abusives. Il s’agit de garantir une utilisation honnête de ces documents, et fiable, ce qui relève de notre responsabilité scientifique. Pour ce qui est du droit du demandeur à obtenir un document numérique auprès d’un prestataire de son choix, le département attend la réponse des conseillers juridiques du département.
Pascale Verdier, directrice des AD du Bas-Rhin
Les archives sont faites pour être utilisées, c’est leur raison d’être. Mais nous devons trouver les moyens de définir le périmètre d’une exception culturelle autour des données sensibles relatives aux personnes. Avec l’arrivée des demandes de sociétés privées, nous, archivistes, avons vraiment pris conscience de la valeur marchande de nos fonds. Cela a été un choc. Ce débat donne un grand coup de projecteur sur les archives et montre qu’elles intéressent beaucoup de monde.
Notrefamille.com fait un nouveau pas vers les collectivités
L’opérateur de services généalogiques Notrefamille.com conforte son avancée vers les collectivités par le biais de la croissance externe : le 7 juillet, l’entreprise a annoncé le rachat d’Archimaine, entreprise basée à Laval (Mayenne) et spécialiste de la numérisation, de l’hébergement et de la mise en ligne de documents d’archives. Outre divers services de l’Etat (Marine nationale, ministère de la culture…), Archimaine compte dans son portefeuille quelque 65 villes et départements, soit environ 140 millions d’images hébergées. « Avec Archimaine, nous nous dotons d’un outil industriel de numérisation et de mise en valeur de données intéressant le grand public », se félicite Toussaint Roze, président fondateur de NotreFamille.com.
Que dit le « rapport Ory-Lavollée ? »
Les 25 « propositions pour une charte de la diffusion et de la réutilisation des données publiques culturelles numériques » contenus dans le rapport « Partageons notre patrimoine », dit « rapport Ory-Lavollée », convergent vers un même objectif : « maximiser la présence, la fréquentation et l’appropriation des données publiques culturelles sur les réseaux. »
En conséquence, « il faut conclure le plus grand nombre possible de licences permettant la réutilisation des données publiques culturelles sur des sites tiers de toute nature et leur appropriation par des particuliers dans le cadre d’usages personnels et collaboratifs… ».
Le rapport prône ouvertement « une démarche offensive et cohérente de mise à disposition des contenus culturels numériques. » Tout en précisant que les préconisations du rapport concernent le ministère de la culture et les établissements relevant de sa tutelle, les auteurs n’en parient pas moins sur « un effet d’exemplarité à l’égard [des collectivités territoriales] des choix que fera le ministère de la culture et de la communication. »
Le document passe en revue les aspects juridiques et technologiques de la question, les contenus et les pratiques envisageables, et proposent des actions à mettre en œuvre pour concrétiser cette ambition, qui, selon les rapporteurs, « s’ancre dans les missions fondatrices du ministère définies il y a cinquante ans », à savoir donner accès au plus grand nombre au capital culturel de l’humanité et en particulier de la France, ce qui passe par le déploiement de « moyens contemporains ».
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Les données culturelles s'ouvrent de plus en plus à l'open data
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Sommaire du dossier
- Vers la fin des redevances sur les données culturelles ?
- Trouver des business models autour des données culturelles : enjeu décisif des cinq prochaines années
- Interview de Bruno Ory-Lavollée, auteur du rapport « Partageons notre patrimoine »
- La difficile cartographie du domaine public culturel
- L’exception culturelle se glisse dans l’ère du numérique
- « Nous sommes dans une démarche proactive » – Jean-Philippe Legois, porte-parole du Forum des archivistes
- Le Rhône accorde une licence gratuite pour ses archives à NotreFamille.com
- Le point sur les intentions des archivistes avec Jean-Philippe Legois
- Les départements rédigent des licences
Thèmes abordés
Notes
Note 01 Ce document a été rédigé au printemps 2010 pour le ministère de la culture par un groupe de travail co-présidé par le secrétaire général du ministère Guillaume Boudy, et Bruno Ory-Lavollée, conseiller maître à la Cour des comptes, également auteur d’un précédent rapport intitulé « la diffusion numérique du patrimoine, dimension de la politique culturelle », remis en janvier 2002 à l’ancienne ministre Catherine Tasca. D’où, par l’appellation elliptique de « rapport Ory-Lavollée » attribuée aux propositions de 2010. Retour au texte