Comment aborder juridiquement le débat sur la suppression du département ?
C’est une question particulièrement délicate. Il faut avant tout revenir à la définition de ce qu’est une collectivité territoriale, selon la Constitution et la jurisprudence constitutionnelle. Au plus simple : est une collectivité ce que la Constitution définit comme telle. Ainsi, selon l’article 72, les communes, les départements, les régions, les collectivités à statut particulier ainsi que les collectivités territoriales d’outre-mer de l’article 74, sont des collectivités territoriales.
Quelles sont les caractéristiques d’une collectivité ?
En vertu de la Constitution, elle doit obligatoirement s’administrer librement et disposer d’un conseil élu. Elle est donc une personne morale de droit public distincte de l’Etat. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel exige qu’elle dispose de compétences effectives. Enfin, le principe de libre administration impose de nombreuses autres obligations « induites » : le conseil d’une collectivité doit être élu à échéances régulières et la collectivité doit être en mesure de gérer elle-même son personnel, notamment.
La suppression du département vous paraît-elle juridiquement possible ?
Il existe plusieurs scenarii. Supprimer purement et simplement le département n’est pas possible sans révision constitutionnelle puisque l’article 72 énumère le département comme collectivité territoriale. Une solution plus simple, qui semble être la piste suivie par le gouvernement, consiste à retirer des compétences au département pour le vider progressivement de sa substance. Cela reste possible, mais jusqu’à un certain point seulement : une collectivité territoriale doit en effet exercer des compétences « effectives ».
Jusqu’où pourrait-on ainsi vider le département de ses compétences ?
C’est au Conseil constitutionnel qu’il appartiendrait de valider des retraits successifs de compétence, jusqu’à un certain seuil « limite » : il sera, à un moment, amené à considérer que le département n’aura plus de compétences suffisantes pour être encore la collectivité qu’il doit être aux termes de la Constitution. Il existe en effet un seuil de compétence qui distingue (en théorie…) une collectivité territoriale, dotée de multiples compétences, d’un établissement public, qui dispose de compétences spécialisées.
Mais le Conseil constitutionnel n’a jamais donné aucune piste pour fixer un seuil de compétences minimum d’une collectivité territoriale. On sait cependant, depuis une décision (Déc. n° 84-174 DC) du 25 juillet 1984 sur l’outre-mer, que le juge n’a pas une approche uniquement quantitative des compétences : il vérifie l’existence d’un lien entre les compétences et les composantes territoriales de la collectivité. En l’espèce, il y avait un lien fort entre la compétence « transport » et la collectivité concernée.
Pourrait-on revenir sur le critère de « conseil élu » d’une collectivité ?
Au départ, la Constitution est assez claire : une collectivité dispose d’un conseil élu (au suffrage universel), même si son autorité exécutive pourrait, elle, ne pas être élue. En 2010, le Conseil constitutionnel a jugé, à propos du « conseiller territorial » (Déc. n° 2010-618 DC du 9 décembre 2010), que l’on peut avoir un scrutin unique pour élire des élus départementaux et régionaux qui siègeraient au sein du même conseil. Mais si le conseiller territorial était élu selon un scrutin unique, celui-ci concernait à la fois le conseil général et le conseil régional.
Parmi les pistes envisagées actuellement, on reviendrait vers le conseiller territorial, mais en inversant le processus : on le choisirait dans le cadre d’une élection régionale. Or cela poserait un problème : on aurait une circonscription d’élection plus large que la collectivité départementale. Autant il était possible, avec le « conseiller territorial », de désigner un conseiller régional élu dans un cadre départemental parce que cela peut s’inscrire dans les composantes territoriales de la région ; autant la circonscription régionale n’est pas une composante territoriale du département dont on élirait ainsi le conseil. Il y a un problème de connexion. On pourrait juridiquement revenir sur le modèle du conseiller territorial, mais en respectant l’adéquation entre la circonscription et la composante territoriale.
La piste intercommunale est-elle envisageable ?
C’est encore plus compliqué ! Une première idée était de créer un conseil départemental des intercommunalités, qui entrainerait la suppression, anticonstitutionnelle, du département. Il ne s’agissait pas d’une collectivité territoriale, mais plutôt d’un établissement public, une agence, qui regrouperait toutes les intercommunalités. Désormais, on entend que le regroupement des conseillers communautaires formerait le conseil élu du département.
Mais réunir l’ensemble de ces élus d’établissements publics du cadre départemental ne constitue pas, juridiquement, le conseil élu du département. Le scrutin serait complétement déconnecté du département alors que le Conseil constitutionnel exigeait un scrutin en lien avec la collectivité, voire les deux.
Selon cette hypothèse, on aurait un scrutin communal qui permettrait d’aboutir à des conseils communautaires, qui relèvent de la notion d’établissement public, lesquels seraient regroupés pour aboutir à des conseils généraux ! On aboutirait à une complexité et une imbrication élevées. Il y a trop de niveaux, l’élection est trop indirecte, on s’éloigne de la solution retenue par le Conseil constitutionnel : comment considérer que le département bénéficie d’un conseil élu ? A moins que le Conseil ait envie de rendre la réforme possible…
En l’état actuel, la suppression de département s’avère donc juridiquement pour le moins délicate …
Une solution pourrait être de suivre la piste des métropoles. La Constitution autorise, sans révision, la fusion de deux niveaux de collectivités territoriales. Et le Conseil constitutionnel n’a pas vu d’inconvénient à ce que le département disparaisse au sein de la métropole de Lyon. Cela reste possible dans certaines zones géographiques. Mais la question continuerait de se poser dans les zones rurales où l’interco n’est pas assez développée pour absorber un département. Cela n’aurait pas de sens.
Globalement, que vous inspirent les annonces de suppression du département ?
La suppression du département dans les zones urbaines me paraît raisonnable. Mais pour le reste, je suis étonnée de ce que, visiblement, on n’ait pas envisagé les aspects constitutionnels au préalable, avant de telles annonces. Depuis quelque temps, on se fixe des objectifs lourds sans se poser au préalable la question de leur constitutionnalité. Au-delà, notre Constitution est révisable. C’est donc une question d’opportunité – et de courage – politique.
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Acte III de la décentralisation : la réforme pas à pas
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