« Endroit criminogène, menaçant l’identité nationale » pour certains ; « lieu d’exclusion, symbole du racisme» pour d’autres : comment se fait-il que trente ans de politique de la Ville n’aient pas fait évoluer ce débat sur les banlieues ?
A l’évidence, la politique de la Ville aurait dû davantage s’accompagner de discours portant sur la mémoire et de mesures symboliques envers les habitants des quartiers populaires, comme le droit de vote des étrangers aux élections locales.
Les politiques de mobilité de l’ANRU et les actions culturelles de l’ACSé agissent sur les préjugés entourant les banlieues, mais cela demeure très insuffisant et n’empêche pas les stratégies d’évitement (résidentiel, scolaire) de se développer. La grande majorité des acteurs de la politique de la Ville a sincèrement pensé que le problème des banlieues était avant tout urbain. Et ils avaient, en partie, raison. Mais dès lors, leur objectif n’était pas de faire évoluer ces préjugés.
L’idéologie républicaine et un certain paternalisme, notamment d’une partie de la gauche, ont rendu minoritaires les personnes souhaitant faire évoluer ces représentations sur les quartiers.
Faut-il, pour autant, en conclure à un échec de la politique de la Ville ?
Pour évaluer la politique de la Ville, déjà faudrait-il connaître son objectif initial.
Vise-t-elle à « acheter la paix sociale » en maintenant un écart raisonnable entre le cœur de ville et les quartiers de relégation ? Ou, au contraire, doit-elle en modifier le destin par une lutte contre l’inégale spécialisation résidentielle des territoires en disséminant ses habitants partout dans la ville ?
En apportant diverses améliorations en termes de transports et de services, la rénovation urbaine a maintenu une situation socialement acceptable, satisfaisant la majorité des habitants. Pour autant, elle n’a pas modifié la réputation de ces ghettos : à peine 20% des quartiers rénovés connaissent un semblant d’attractivité et donc un début de gentrification.
Donc évidemment, la politique de la Ville n’a pas résolu tous les problèmes. Mais ses résultats sont tellement variables selon les périodes, les territoires et les acteurs locaux qui y agissent qu’il est impossible de juger uniformément un tel bilan.
Resserrement de la géographie prioritaire, participation des habitants, contractualisation unique, etc… Que pensez-vous de la réforme de la politique de la ville préparée par le gouvernement Ayrault ?
La réforme en cours prolonge et corrige le plan précédent, dans un contexte budgétaire difficile. Revenir à des interventions massives sur un nombre restreint de territoires était nécessaire; tout comme rééquilibrer les actions préexistantes vis-à-vis de l’urbain avec celles en faveur de l’humain.
Pour autant, les zones d’éducation prioritaires (ZEP) et les zones de sécurité prioritaires (ZSP) ne seront toujours pas du ressort de la politique de la Ville. Je demeure également perplexe sur la mise en œuvre de la participation des habitants, dont l’objectif est sain mais qui pose toujours de lourdes difficultés, et surtout qui recouvre un non-dit français : la question de l’identité.
Cette réforme a le potentiel pour régler certains problèmes rencontrés dans les « ghettos », mais ne règlera pas le Problème des banlieues. Se concentrer sur des enjeux techniciens traitant uniquement des problématiques sociales et économiques n’est pas suffisant : si l’on se retrouvait par chance demain en situation de plein-emploi, les habitants des banlieues seraient toujours confrontés à des discriminations raciales(1) et liées à l’adresse.
Reconstruire la cohésion nationale – via la rénovation urbaine toujours, davantage d’insertion éducative et sociale, mais donc aussi l’égalité raciale – aurait dû être la priorité de la gauche revenue au pouvoir. Il ne s’agissait pas de remplacer la lutte contre les inégalités socio-spatiales par la lutte contre les inégalités raciales, mais bien d’articuler ces deux volets pour régler la crise de cohésion nationale dont les banlieues sont le symptôme.
Comment expliquez-vous que la politique de la Ville – bien que s’appliquant sur des territoires où sont concentrés les populations immigrées – traitent moins des thématiques d’égalité ou d’identité que des seuls aspects urbains ?
Il y a un déni historique de la gauche(2) – ainsi que d’une grande partie de la société française – sur cette question : ils refusent de voir la fracture raciale. L’idéologie égalitariste dans laquelle se drape la gauche l’empêche de reconnaître l’existence d’un ordre racial (aux côtés d’un ordre social, d’un ordre genré, etc.), car il remet en cause son sacro-saint modèle républicain.
Pour cette raison, la politique de la Ville – inventée sous la gauche au début des années 80 – a été une réponse strictement urbaine à une demande d’égalité, celle portée par les marcheurs de 1983. D’emblée, il y avait donc un hiatus empêchant de parler égalité et nation, et de lutter contre la ségrégation raciale.
En continuant de penser dans le cadre exclusif de la politique de la Ville, François Lamy fait sans doute ce qui lui est permis. Mais c’est une erreur pour la gauche.
Cette « fracture raciale » est également prégnante dans certains territoires : les élus locaux peuvent-ils modifier les choses, à leur échelle ?
Dans un monde mondialisé comme le nôtre, ce qui se passe aux Etats-Unis, en Palestine ou en Syrie(3) influence bien plus la pensée et le comportement des habitants d’un quartier que la politique de la Ville qui y est mise en œuvre, à moins que son propre immeuble soit concerné. Pour autant, les élus locaux disposent de moyens pour influer sur la ségrégation raciale.
Outre le traditionnel levier du logement et donc des politiques de peuplement sur le territoire qu’ils administrent, certains ont la possibilité de donner un véritable sens au « vivre-ensemble. » Par exemple, en alimentant leurs discours politiques d’évènements valorisables dans l’histoire du territoire, ou en montrant la manière de penser l’identité locale.
Il existe un « Nous » toulousain, qui permet de faire cohésion à l’échelle de la ville même si tout n’y est pas rose pour autant. Cela s’explique notamment par l’installation de l’université dans le quartier populaire du Mirail ou encore par une culture populaire incarnée par le groupe de rap Zebda, qui se lie à une tradition locale de chanson populaire « occitane ».
Malgré des inégalités territoriales évidentes, les Français issus de l’immigration habitant la cité phocéenne se sentent pleinement Marseillais : de fait, ils sont par exemple allés défendre le vieux port lorsque des hooligans anglais saccageaient les commerces en marge de la coupe du monde de 1998, et les émeutes de 2005 n’ont pas touchées les quartiers nord.
Les phénomènes de délinquance et le fort taux de sentiment d’insécurité propres aux banlieues s’expliquent-ils notamment par les inégalités raciales touchant les habitants des quartiers populaires ?
Bien entendu, la délinquance dans les banlieues n’est pas seulement le fruit de l’échec urbanistique des grands ensembles. Elle s’explique aussi par le climat politique et médiatique, ainsi que par des évolutions sociétales – délinquance juvénile, diminution de la tolérance à la violence, etc… Mais effectivement, la dimension raciale est là encore présente.
Alors que la délinquance populaire – symbole du mal-être des classes populaires et notamment de certaines populations immigrées – a toujours existé et demeure aujourd’hui plutôt stable, la société l’identifie aujourd’hui non plus à une catégorie sociale mais à un groupe ethnique.
Par leur tenue ou leur langage, les « jeunes de banlieues » diffusent volontairement un sentiment d’hostilité : c’est un moyen de retourner le stigmate, d’effrayer une société qui selon eux ne les désire plus. Et cela fonctionne : aidé en cela par le discours médiatique et politique, les adultes paniquent car ils ne parviennent pas à leur imposer leur autorité naturelle. Sauf que lorsque ces « jeunes de banlieues » veulent passer à autre chose, ils se retrouvent prisonniers de ce préjugé.
La violence gratuite, qui caractériserait soi-disant ces « barbares », est clairement liée à l’existence du « ghetto ». Lorsqu’un élève d’un établissement ZEP agresse son professeur, ce n’est pas un acte gratuit mais politique : c’est une réaction de frustration vis-à-vis du sentiment d’absence d’avenir, résultat de l’injustice du système scolaire censé assurer l’égalité entre tous alors que les chances de réussite varient en fonction du nom ou de la couleur de peau.
Références
Jérémy Robine est docteur à l'Institut Français de Géopolitique (IFG) rattaché à l'université Paris-8. Membre du comité éditorial de la revue Hérodote, il est également l'auteur de l'ouvrage « Les ghettos de la nation », une réflexion à partir des territoires de Clichy-sous-Bois et Grigny sur les émeutes, les ghettos, leurs habitants et la radicalisation de certains d'entre eux, la guerre des mémoires, la détérioration de la situation sociale et la montée du racisme, etc...
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La nouvelle politique de la ville convient-elle aux habitants autant qu’aux professionnels ?
Sommaire du dossier
- Les habitants des quartiers sont-ils les grands oubliés de la politique de la ville ?
- Politique de la ville : ce que les élus et les professionnels attendent de la réforme
- Panorama des banlieues : les cinq chiffres à retenir en 2015
- « Passons à une nouvelle ère de la politique de la ville » – Khalid Ida-Ali (IRDSU)
- « La réforme de la politique de la ville est actée, il faut désormais passer à l’acte ! » – Amadeus
- Politique de la ville : la carte de la nouvelle géographie prioritaire dévoilée
- Les nouveaux contrats de ville entrent bientôt en action
- « La politique de la ville n’a pas les moyens d’assurer l’égalité entre tous » – Marie-Hélène Bacqué
- La participation des habitants au coeur des priorités de la politique de la ville
- Renouvellement urbain : 5 milliards pour poursuivre la rénovation des quartiers
- « La politique de la Ville aurait dû articuler la lutte contre les inégalités socio-spatiales et celle contre les inégalités raciales » – Jérémy Robine, géographe
- Les défis des intercommunalités pour réussir la politique de la ville
- « La politique de la ville devrait servir à interroger les institutions » – Thomas Kirszbaum, sociologue
- Les élus locaux s’engagent en faveur des banlieues
- François Lamy réoriente les ministères vers la politique de la Ville
- La DDU remplacée par une dotation politique de la ville en 2015
Thèmes abordés
Notes
Note 01 Face à la sensibilité des expressions "race", "fracture raciale" ou encore "ordre racial" évoqués tout au long de cet entretien, il a été demandé à Jérémy Robine de s'expliquer sur ce que ces termes recouvrait selon lui. Voici ses précisions: « S’il est acquis depuis très longtemps qu'il n'existe pas de races qui fassent sens au plan biologique, l’immense majorité des humains croient que des races existent. Du fait qu’une majorité y croit, la perception raciale est ainsi opératoire dans la réalité sociale : une personne est discriminée en fonction de sa race, même si ce n'est pas une vérité biologique mais une construction sociale, subie et / ou revendiquée, portant sur l’identité des individus. Cela forme un ordre racial, qui structure la société avec des dominants et des dominés, et qui fait qu'en France, par exemple, un Blanc antiraciste et un Noir non revendicatif de son identité raciale ne sont pas en mesure d'avoir des relations sans influence des races sur le long-terme. Chacun reste un Noir un ou un Blanc, et son expérience de vie est structurée sans qu’il ne puisse s’en défaire. Dans notre pays, les Blancs ont des avantages objectifs, même s'ils sont antiracistes, comme par exemple un risque de bavure policière infiniment moindre, une plus grande facilité à trouver un boulot, etc. Alors qu’un Blanc naît humain, ou rien du tout, d’autres ont eu à mesurer leur « anormalité » par des adjectifs addictifs : ils ont beau être humains, ils sont surtout des Noirs, des Maghrébins, des Français "issus de", des Arabes, des beurs, de musulmans et dieu sait quoi d'autre. Les individus moins dominants ou plus ou moins dominés sont donc toujours renvoyé à leur(s) spécificité(s) propre(s) (exemple : origine ethnique, jeune, femme, homosexuel, etc…) au regard de la norme construite par les rien-du-tout. » Retour au texte
Note 02 « Enfermée dans son orthodoxie républicaine affirmant que tout être humain est égal sans distinction de race ni de religion, et piégée par le discours de fermeté tenu par les partis de droite sur les sujets liés à l'immigration, la gauche occulte sciemment la question coloniale – dont est pourtant issue aujourd’hui près de 15% des Français – tout comme elle marginalise la guerre puis la libération de l’Algérie. C’est pourtant de ces souvenirs que viennent les représentations de ce qu’est un "Noir" ou un "Arabe" en France et qui expliquent les discriminations que certains subissent. Dire cela ne signifie pas que la France serait un pays pire qu’un autre en termes de racisme, mais seulement qu’elle est semblable à d’autres pays européens ayant été des empires coloniaux. Il est urgent d’amender la construction politique de « L’histoire de la France » et donc le roman national » explique Jérémy Robine Retour au texte
Note 03 Pour Jérémy Robine, « des évènements relevant d’échelles et de temporalités différentes – comme la montée latente de l’islamisme politique au Moyen-Orient et au Maghreb, autant que les affaires de "voile à l’école" et les polémiques politiciennes en découlant en France ou encore les violences urbaines – s’additionnent les unes aux autres et forment une représentation (schéma, vrai ou faux, d'interprétation du réel), par exemple celle comme quoi les banlieues menaceraient l’identité nationale française. » Retour au texte