Le voilà enfin ce fameux rapport Trojette, du nom du magistrat à la Cour des comptes qui l’a mené, promis à l’origine pour l’été 2013. À la question « Ouverture des données publiques, les exceptions au principe de gratuité sont-elles toujours légitimes ? », il répond globalement par la négative et invite à « la transition vers de nouveaux modèles économiques [qui] revêt un caractère d’urgence, pour maintenir et améliorer la qualité des informations publiques, voire pour garantir la pérennité du service public ».
Le message est clair, et passe d’autant mieux qu’il ne vient pas d’Etalab (1) directement mais d’un tiers, en théorie plus objectif.
Montant, quel montant ? – Avant d’analyser les arguments des administrations, Mohammed Adnène Trojette a dû se livrer à un exercice pas si simple : évaluer le montant total des redevances perçues par les administrations ou établissements publics. Les estimations sont « très variables, selon la source considérée » : Etalab, agence du patrimoine immatériel de l’Etat (APIE), iFRAP (2), ou direction du Budget.
Le rapport arrive lui, au montant de 35 millions d’euros en 2012, perçues par « cinq départements ministériels et 12 agences, dont une autorité administrative indépendante, et deux juridictions, soit 19 services publics administratifs au total. »
Ces montants perçus sont-ils « légitimes » ? Le terme légitime s’entend de plusieurs façons. Il y a d’abord le sens de « conforme à la loi ». Après des atermoiements, la France a posé que « la gratuité est le principe, la redevance l’exception », conformément à la circulaire du 26 mai 2011 relatif à la création d’Etalab. Cette doctrine a été réaffirmée en 2012 et en 2013. De jure, les EPIC, la culture et la recherche y échappe. La culture est en train d’évoluer sur ce point, comme en témoigne la publication en mars 2013 du guide data culture. Un rapport sur les redevances dans la culture devrait être publié sous peu.
La directive européenne PSI de 2003, transposée en 2005, ne fait pas référence à un principe de gratuité. Elle a été mise à jour en juin 2013, et doit être transcrite en droit français d’ici 2015. Elle « fixe désormais un principe de mise à disposition à des tarifs limités aux coûts marginaux », sauf pour les « organismes du secteur public qui sont tenus de générer des recettes destinées à couvrir une part substantielle des coûts liés à l’accomplissement de leurs missions de service public » et les documents dont la libération place l’administration dans cette même obligation financière.
Une petite brèche dans le principe de gratuité – Si la loi CADA ouvre une brèche, ce n’est pas non plus un gouffre, analyse le rapport : « les dispositions de l’article 15 de la loi « CADA » évoquent la possibilité pour l’administration de tenir compte des coûts de production et de collecte des informations. Elles n’autorisent cependant pas explicitement la redevance à financer ces coûts. Par voie de conséquence, il convient de tirer les conséquences de la jurisprudence constitutionnelle sur les redevances dont la tarification a vocation à couvrir une partie des coûts de production ou de collecte d’informations publiques, fonctions qui incombent au service public et revêtent un caractère permanent. »
Si rémunération il peut y avoir, « comprenant, le cas échéant, une part au titre des droits de propriété intellectuelle », elle doit rester raisonnable. « L’administration doit veiller à ce que la tarification déterminée sur ces fondements n’aboutisse pas à un produit total supérieur à la somme des coûts et rémunérations. »
En passant en revue les fiches détaillées de chaque redevance en annexe du rapport, on relève pourtant, par exemple, que la DGCL déclare environ 2 000 euros de coûts de collecte et mise à disposition, mais que sa redevance lui a rapporté plus de 24 000 euros en 2012.
Des recettes en baisse de 33% en deux ans – D’un point de vue économique, le rapport émet plusieurs grosses réserves. Il souligne que le montant des redevances est « en forte baisse depuis 2010 (-33% en deux ans) ».
Sur les 35 millions récoltés, presque 15% viennent d’acteurs publics, devenus clients. Compter sur cette source de financement instable peut être un calcul dangereux, selon Mohammed Trojette. La plupart de ces sommes viennent de la vente de données brutes, plus rarement de prestations à façon, c’est-à-dire sur mesure, avec par exemple de l’enrichissement de données.
Le montant s’échelonne de 5 000 euros à 10 millions d’euros. Une poignée d’opérateurs génèrent un maximum de revenus : 80% provient du quart des acteurs, avec l’IGN et l’Insee qui se taillent la part du lion, tandis que 5% vient de la moitié.
« Si l’on considère le budget de chacun de ces services, le produit de la redevance dépasse rarement 1 % et jamais 6% », note le rapport, concédant toutefois qu’il « peut néanmoins représenter une marge de manœuvre appréciable pour le service d’administration centrale ou l’opérateur concerné », tant au regard des crédits de fonctionnement que de la capacité d’autofinancement.
Le désir de proposer une offre de qualité a pu aussi être évoqué : elle a un coût. Un faux argument pour le magistrat, qui touche du doigt un point sensible.
Cet enjeu « paraît davantage liée à la crainte d’une remise en cause de l’omniscience ou de l’infaillibilité des services de l’État, que les nouvelles technologies facilitent – les procédés de vérification de cohérence étant aisément automatisables, le risque (ou plutôt la chance) de déceler une erreur est plus grand, ne serait-ce que statistiquement. Or la politique d’ouverture des données publiques vise justement à accroître la transparence du fonctionnement de l’administration et, partant, à apaiser les relations entre les autorités publiques et les citoyens. »
Injonctions contradictoires – A leur décharge, la RGPP les a incitées à développer ce genre de piste, ainsi que l’agence pour le patrimoine immatériel de l’Etat (APIE) : « Dans un contexte budgétaire contraint, le débat sur la gratuité ou la tarification de la réutilisation de données publiques a abouti à une cristallisation des positions au sein de l’administration. Les producteurs de données sont tentés de préserver leurs recettes, pour se prémunir contre des négociations visant à accroître leurs dotations budgétaires, qu’ils pressentent comme vouées à l’échec. Lors de sa création, l’APIE, notamment chargée de d’assister les ministères dans l’élaboration et la conduite de leur stratégie de gestion des actifs immatériels, les a souvent accompagnés dans ces démarches de tarification. Dans le même temps, la création de la mission Etalab introduit une note discordante, en faveur de la gratuité des données brutes et de la libre réutilisation. »
D’autres services ont également mis en avant l’acceptabilité du montant de la redevance ou encore « la volonté de « préserver un écosystème », la crainte que cela ne fasse le jeu d’acteurs privés champions de l’évasion fiscale, le débat sur les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) est passé par là.
Là encore, ces arguments sont écartés par le rapporteur : « Dans l’ensemble de ces cas, outre des comportements susceptibles de porter atteinte à la libre concurrence, plusieurs services administratifs semblent convaincus qu’un jeu d’informations publiques ne s’adresse qu’à un secteur d’activités et qu’il ne pourra être valorisé que par des entreprises, d’une taille suffisante, de ce secteur. Cela n’intègre pas pleinement les cas d’utilisations ou de réutilisations non marchandes, y compris citoyennes. Cela ne traduit pas toutes les caractéristiques de l’économie numérique, rappelées par le rapport sur la fiscalité du numérique (le rapport Colin Collin, ndlr), notamment le fait que l’économie numérique « met en concurrence, non des entreprises sur des marchés bien identifiés, mais des écosystèmes entiers englobant sur différents marchés connexes ».
La concurrence, ces administrations y sont aussi soumises. La mise à disposition de données publiques de qualité est de moins en moins la prérogative de la puissance publique, comme en témoigne Open Street Map, de la cartographie collaborative en open source, c’est-à-dire que les données sont accessibles et modifiables par tout le monde.
Il est aussi fait état des attitudes défensives : « régulation de la demande en volume », « craintes vis-à-vis d’usages que certains souhaiteraient davantage voir contrôlés », volonté d’encourager des projets et produits à valeur ajoutée.
Sans nier des problèmes techniques liés à une surcharge de trafic, le rapport tranche : « Il semble certes contestable de penser que l’administration serait la mieux à même d’identifier, quantitativement et qualitativement, les projets et produits à valeur ajoutée. »
Promesses de gros bénéfices – Pour appuyer son argumentaire économique, Mohammed Trojette est allé voir à l’étranger, citant par exemple le fameux exemple du GPS. Financé par l’armée américaine puis mis à disposition gratuitement au public, ce système a donné naissance à de nombreuses entreprises et applications à succès, dont Garmin ou encore Google Maps.
Il revient également sur plusieurs études, qui font état, entre autres, d’un montant estimé de 7,9 milliards d’euros en 2010 et 2011 des bénéfices de l’ouverture des données pour la société britannique. Mais il reconnait que « faute de recul suffisant, peu de travaux scientifiques permettent de chiffrer avec précision ce potentiel ». En France, pour le moment, ces bénéfices colossaux attendus se font encore attendre.
Contrairement à ce qui était pressenti, le Premier ministre ne fera pas d’annonce cette semaine. Il faudra attendre le prochain CIMAP, programmé le 12 décembre 2013, pour connaître l’évolution de la doctrine, et 2014 pour les premières décisions de suppressions de redevances. Le train de l’open data ne se bouscule pas.
Consultez le Rapport Trojette dans son intégralité
Consultez le cahier n°2 du rapport Trojette
Cet article est en relation avec le dossier
Thèmes abordés
Notes
Note 01 la mission du gouvernement chargé de piloter l'ouverture des données publiques, et animateur de la plateforme data.gouv.fr Retour au texte
Note 02 think tank d'observation des politiques publiques, de tendance libérale Retour au texte