Contraint par la nécessité de protéger et de garantir le droit au recours, conformément à l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, il peut apparaître délicat au juge administratif de condamner certains requérants à une amende pour recours abusif. Une véritable évolution de la culture du juge en la matière est pourtant indispensable.
Combien de collectivités territoriales subissent aujourd’hui les foudres d’une opposition contestant systématiquement devant le juge administratif toutes les décisions prises ? Elles sont un trop grand nombre à souffrir de ces recours, déposés sans fondement, afin d’empoisonner la majorité en place. Il n’est pas rare que ceux-ci soient formés par des associations créées par le chef de file d’une opposition en mal de proposition et de publicité, décrédibilisant par là même le rôle pourtant fondateur et précieux de ces organisations.
Il arrive également que ces recours fallacieux soient le fait de personnes souhaitant monnayer leur désistement. Or, la défense de ces collectivités, face à ces nombreux recours formés devant le juge administratif, constitue un coût phénoménal pour des acteurs publics déjà très endettés. Ce coût, mais également la charge de travail qu’il constitue, il semble que le juge administratif n’en prenne pas suffisamment conscience.
Le droit au recours
Un principe jurisprudentiel constamment réaffirmé veut que le recours pour excès de pouvoir ne soit pas le cadre de conclusions à fins de dommages-intérêts pour citation abusive (1). Ce principe est critiquable, notamment lorsqu’il est question du contentieux de l’urbanisme, lequel est le plus sujet aux recours abusifs.
Trop souvent, dans ce type de contentieux, les requérants souhaitent en effet négocier au prix fort leur désistement, leur recours n’étant, en réalité, qu’un moyen de demander de l’argent aux promoteurs, à tel point que ces recours sont souvent qualifiés de « mafieux ». Ce principe force le pétitionnaire, qui souhaiterait citer le requérant pour procédure abusive, à former un nouveau recours devant le juge judiciaire, seul compétent pour que la responsabilité civile du requérant soit engagée (2).
Il est vrai qu’un arrêt récent constitue un signal favorable en direction des promoteurs et pourrait empêcher nombre de recours abusifs, s’il devait devenir récurrent. Par une décision du 5 juin 2012, la Cour de cassation a confirmé la condamnation de l’auteur d’un recours pour excès de pouvoir à l’encontre d’un permis de construire, à verser au pétitionnaire la somme de 385 873,15 euros au titre de l’ensemble du préjudice subi, « dès lors que le recours exercé avait été inspiré non par des considérations visant à l’observation des règles d’urbanisme mais par la volonté de nuire », caractérisant ainsi la faute du requérant et l’abus de l’exercice du droit d’ester en justice (3).
Toutefois, les décisions de jurisprudence civile qui condamnent l’auteur d’un recours jugé abusif sont encore très peu nombreuses, le juge civil étant également réticent pour concevoir qu’un recours puisse être abusif.
L’amende
Un autre outil existe néanmoins qui serait de nature à empêcher ces recours surabondants et infondés, sans qu’il soit besoin de changer de juge : celui de l’amende pour recours abusif, laquelle peut, quant à elle, être prononcée par le juge administratif.
Prévu par les dispositions de l’article R.741-12 du Code de justice administrative, cet instrument permet au juge d’infliger, à l’auteur d’une requête qu’il estime abusive, une amende dont le montant ne peut excéder 3 000 euros. Cette sanction a une fonction essentiellement dissuasive et son prononcé est un pouvoir propre du juge, le montant de l’amende relevant de son pouvoir d’appréciation. Elle vise à « compenser le coût pour la collectivité du service public de la justice […] qui a inutilement fonctionné, […] à dissuader les plaideurs d’introduire des recours abusifs qui encombrent les juridictions et donc retardent le jugement des requêtes fondées des tiers et à sanctionner un comportement préjudiciable à l’adversaire inutilement pris à partie devant la justice » (4). Ainsi, si l’accès au juge est un principe essentiel de valeur constitutionnelle, ce droit d’accès n’est pas absolu et trouve sa limite naturelle dans une utilisation excessive et abusive de ce droit (5). C’est notamment le cas lorsque le juge considère la requête comme constitutive d’un « acharnement procédural » (6) ou encore lorsque le requérant est « un habitué des prétoires » (7). Le commissaire du gouvernement qualifiait lui-même ce comportement de « désinvolture » à l’égard du juge (8).
Toutefois, malgré la hargne procédurière de certains requérants, le juge n’abuse pas de ce pouvoir propre. Il est rarissime que le caractère abusif du recours soit reconnu et sanctionné, même lorsqu’il s’agit de requérants dits « d’habitude ». Le peu de reconnaissance par les juges de ces recours abusifs entraîne leur développement. Car, même toujours voués à l’échec, car dépourvus de moyen suffisamment étayé et, en tout état de cause, mal fondés, pendant toute la durée de l’instruction – qui peut parfois aller, en première instance, jusqu’à quatre ans dans certains tribunaux administratifs – les délibérations et les projets se trouvent bloqués et le risque d’insécurité juridique est accru. Pourtant, la sanction de ces recours abusifs, lorsqu’il est question de requérants d’habitude, n’est pas contraire au droit au recours.
Des sanctions possibles
La Cour européenne des droits de l’homme le confirme, d’ailleurs, en affirmant que son existence est une nécessité pour permettre une bonne administration de la justice (9). Précisément, sanctionner ces recours préjudiciables pour la sécurité juridique et pour l’engorgement des tribunaux pourrait éviter qu’un temps précieux soit perdu par les juges dans leur examen. Il est indispensable de sanctionner les auteurs de recours qui ne sont animés que de pures intentions dolosives et pour lesquels l’introduction de requêtes procède d’un comportement compulsif.
En effet, sans sanction, les requérants habitués des prétoires transforment le droit au recours en un droit de détourner la procédure juridictionnelle. Plusieurs propositions de lois ont été émises à cet effet et de nombreuses questions ministérielles sont posées régulièrement par nos parlementaires, démontrant l’ampleur prise par ce problème majeur, sans résultat à ce jour (10).
Encore récemment, la ministre du Logement a annoncé, lors du 42e congrès de la Fédération des promoteurs immobiliers, le 19 septembre 2012, qu’elle allait prendre le sujet de la lutte contre les recours abusifs « à bras-le-corps ». Plusieurs idées pourraient être reprises si une loi devait être votée.
Les pistes de riposte
Le montant maximal de l’amende pouvant être prononcée par le juge administratif peut être augmenté, la somme de 3000 euros n’étant pas nécessairement à même d’arrêter ces requérants dont le comportement pourrait relever du juge pénal.
En matière d’urbanisme, une procédure de jugement « en urgence » pourrait être créée, permettant au juge administratif d’instruire de manière accélérée les recours en la matière et, notamment, ceux qui sont notoirement abusifs (recours qui, de manière patente, n’est pas inspiré par des considérations visant à l’observation des règles d’urbanisme, requête sans moyen suffisamment étayé permettant d’en vérifier le bien-fondé, défaut d’intérêt à agir, recours récurrent, recours manifestement tardif, etc.).
Si les dispositions de l’article R.222-1 du Code de justice administrative (11) ne doivent pas être abusivement utilisées – puisqu’elles empêchent toute procédure contradictoire – il est désormais indispensable qu’une nouvelle procédure permette que les délais d’instruction soient raccourcis pour ce type de recours. La loi ne doit pas être la seule solution, puisque le prononcé d’une amende pour recours abusif doit rester une appréciation au cas par cas, in concreto. Précisément, c’est surtout une prise de conscience du juge administratif qui doit avoir lieu.
Il lui appartient, puisqu’il est confronté à ces recours, de faire œuvre de pédagogie auprès des requérants. Son indulgence et sa tolérance habituelles, qu’on ne saurait critiquer, ne doivent toutefois pas se transformer en ce qui pourrait être regardé comme de la complaisance.
Thèmes abordés
Notes
Note 01 CE 24 nov. 1967, req. n° 66721. Retour au texte
Note 02 Voir sur ce point par exemple : Cass. 9 mai 2012, n° 11-13597. Retour au texte
Note 03 Cass. 3e civ., 5 juin 2012, Sté Finaréal C/ SCI Mandelieu Estérel, n° 11-17919. Retour au texte
Note 04 M. Heinis, Gaz. Pal. 1999, Doctrine 2. Retour au texte
Note 05 Terry Olson, concl. sur CE 9 nov. 2007, P., req. n° 293987. Retour au texte
Note 06 « Les grands arrêts du contentieux administratif », J.-C. Bonichot, Dalloz, 2007, p. 961 ; CAA Paris 11 juillet 1989. Retour au texte
Note 07 CE, 28 novembre 2006, req. n° 299089. Retour au texte
Note 08 Concl. J.-F. Théry sur CE, Ass., 27 avril 1979, n° 11485. Retour au texte
Note 09 CEDH, 6 déc. 2005, Maillard / France, § 35 et s., n° 35009/02. Retour au texte
Note 10 Voir pour un exemple récent, la proposition de loi « visant à protéger les propriétaires contre les recours abusifs invoquant l’illégalité des permis de construire alors que l’arrêté de lotir n’a pas été contesté » déposée au mois de septembre 2012 par Daniel Fasquelle, député (UMP) du Pas-de-Calais. Retour au texte
Note 11 Cet article permet aux présidents des tribunaux administratifs de rejeter, par ordonnance, les requêtes manifestement irrecevables. Retour au texte