1) FPE et FPT, deux paysages différents
Comment analysez-vous les formations dispensées par l’ENA et l’Inet ?
Valéry Molet, DGS du conseil général de la Seine-Saint-Denis, ancien élève de l’ENA : Avec l’ENA , l’Inet et l’Ecole des hautes études en santé publique, nous avons trois écoles, pour trois fonctions publiques. Elles ne sont ni compréhensibles pour les usagers, ni dans le « tempo historique » pour aller vers une décentralisation plus proche de celle du 21e siècle et faire face à la mondialisation, la fédéralisation des politiques européennes…
Edmond Achou, DGS de Colmar (Haut-Rhin) : L’ENA et l’Inet ont leur utilité, mais elles n’adoptent pas la même démarche intellectuelle, culturelle et ne forment pas aux mêmes métiers. Il faut donner aux territoriaux une culture d’intelligence et de management. Les deux écoles peuvent entretenir des relations.
Eric Pélisson, directeur de la formation ENA, ancien élève de l’ENA : Elles conduisent à des professions différentes. L’ENA est encore une école généraliste.
Vincent Potier, directeur général du CNFPT : La fonction publique territoriale offre un modèle de formation équilibré, tandis que la fonction publique d’Etat (FPE) s’appuie sur une multitude d’écoles. Le rapport « Le Bris », en 2008, et celui de l’inspection générale de l’administration, en 2011, ont mis en évidence ce morcellement. Le réseau des écoles de service public permet de l’éviter. Je préférerais que la formation de la FPE soit mieux coordonnée.
Marie-Francine François, présidente de l’AATF et DGS de Montbéliard (Doubs) : Nous nous sommes battus pour avoir une école de la fonction publique territoriale transversale, dans laquelle puissent être formés (même si cela n’est pas encore totalement abouti) des ingénieurs, des conservateurs, des médecins…, sur l’ensemble des filières, dans le but de partager une culture commune du management et de la gestion territoriale.
Stéphane Calviac, directeur de l’économie de la région Poitou-Charentes, ancien élève de l’ENA : Avec mes collègues administrateurs territoriaux issus de l’Inet , nous exerçons le même métier alors que nous avons suivi des formations très différentes. Il n’est pas question que l’ENA absorbe l’Inet . Ni l’inverse. Plutôt qu’une fusion des écoles, je pense davantage à un échange de bonnes pratiques et à la fusion du corps des administrateurs civils de l’Etat avec le cadre d’emplois des administrateurs territoriaux.
Les cultures professionnelles sont-elles si spécifiques ?
V. P. : L’administration territoriale a son intelligence propre, ses particularités, ses singularités managériales. Sa gouvernance, la façon de prendre en compte les grands enjeux en même temps que la réalité du quotidien, d’intégrer la logique politique… diffèrent de l’appareil d’Etat. On compte 231 métiers territoriaux ; cela justifie une grande école de la gestion publique locale.
E. A. : La souplesse intellectuelle n’existe pas aujourd’hui. Les esprits se figent, même dans la FPT. Je souhaite que l’Inet soit le ferment de l’ouverture d’esprit.
V. M. : Il y a une intelligence propre des politiques publiques et du service public dans un territoire. Ce n’est pas parce que l’on a fait l’ENA ou l’Inet que l’on est capable d’intérioriser la dimension territoriale d’une politique publique. Il est inutile que deux écoles forment des administrateurs dévoués au bien public.
S. C. : Un administrateur est un administrateur de France. Même s’il exerce dans différentes structures, il s’agit du même métier : conception des politiques publiques, gestion des moyens, équipes, projets. Fusionner les écoles, c’est donner la possibilité de réseauter, d’assurer la mobilité.
M.-F. F. : Exercer en administration centrale est un autre métier. Les profils sont différents. Le rapport à l’élu n’est pas le même. Dans l’administration territoriale de l’Etat, il y a une forme d’autorité du préfet vis-à-vis des élus.
2) Des méthodes de travail encore bien éloignées
Une approche différente entre l’ENA et l’Inet explique-t-elle des méthodes distinctes ?
E. A. : Dans les collectivités, comme à l’Etat, on confie des compétences à des personnes qui ne sont pas obligatoirement des « sachants ». Ce n’est pas une bonne démarche. Il faut donner plus de moyens aux écoles pour développer la polyvalence.
V. P. : On fait plus qu’appliquer la loi, on pratique un vrai métier d’exercice de compétences territoriales avec une autre intelligence de la réalité. L’un des principaux problèmes, dans les fonctions publiques, est que l’on sépare trop la formation des cadres supérieurs de celle des cadres de terrain et de proximité. La chance de la FPT et l’atout du CNFPT sont de disposer d’un organisme public unique ayant une approche unifiée.
M.-F. F. : Sur la mobilité, on revient de très loin… Les administrateurs territoriaux peuvent désormais candidater aux postes de l’Etat. Le choix de ne pas instaurer un classement de sortie fait que les élèves travaillent en groupe et réalisent un travail de capitalisation et d’échanges de bonnes pratiques. Tant que les écoles auront une finalité différente, on bloquera sur un certain nombre de choses.
V. M. : Le maintien du classement de sortie est catastrophique pour la mobilité entre les fonctions publiques.
S. C. : Derrière ce sujet se joue l’accès aux grands corps. Il faut réétudier la question. Du côté de l’Inet , il y a aussi, peut-être, un tabou à lever sur le financement de la formation et le 1 % de cotisation. Il faudrait réfléchir à un rééquilibrage par rapport aux petites communes.
V. P. : A mon sens, le principe de mutualisation fonctionne bien et ne pénalise pas les petites collectivités.
E. P. : Le CNFPT assure la formation sur l’ensemble des 231 métiers de la FPT. L’ENA forme plus de 3 000 personnes chaque année, les administrateurs susceptibles d’intégrer la territoriale n’en représentent qu’une petite partie. Il faut trouver des coopérations plutôt que refaire des « Legos administratifs ». Un fonctionnaire d’Etat doit avoir la modestie d’aller apprendre le métier dans une petite collectivité. Il appartient à chacun de se créer des opportunités sur un marché de l’emploi public qui est réel.
Estimez-vous que l’ouverture d’esprit fait parfois défaut ?
M.-F. F. : Les territoriaux ont une approche assez globale du territoire sur lequel ils sont. Les administrations d’Etat se limitent à un domaine particulier. Nous avons besoin qu’elles aussi aient cette vision globale des territoires.
E. A. : Même si cela progresse, la mobilité n’est pas encore, intellectuellement, intégrée au niveau des grandes administrations. Il faut faire de l’ENA une école managériale, ce qu’elle n’est pas. Une multitude de décisions sont prises au niveau national par des personnes issues de l’ENA, sans marier court, moyen et long termes. Faire de l’administration au niveau étatique, ce n’est pas manager une entreprise. Une collectivité doit se gérer comme une entreprise.
E. P. : L’ENA doit mettre la priorité sur les questions de management qui ne se résument pas aux techniques administratives (rédaction de textes, contrôle de gestion…).
S. C. : L’Inet est une école de management. L’intérêt de rapprocher, ou même de fusionner, les écoles serait l’échange de ce que l’une et l’autre savent bien faire.
3) La coopération existe…
Les modules communs de formation ne suffisent-ils pas ?
E. P. : Le module « territoires » fonctionne bien. Sept modules sont communs et des mutualisations existent pour le centre de documentation ainsi que dans les domaines du sport et des langues. Si nous sommes très avancés, des progrès restent cependant à faire, par exemple organiser des réunions communes entre les conseillers pédagogiques.
On peut aussi s’interroger sur la façon de travailler ensemble sur les enjeux de management. Il faut mettre fin à la distance que l’on cultive les uns et les autres, développer la mobilité. La fusion n’est pas une bonne chose, on perdrait en visibilité, comme cela s’est passé pour la Halde au moment de la création du Défenseur des droits.
V. P. : L’ENA est une grande école et j’ai un profond respect pour ce qu’elle représente. Le module « territoires », créé en 2006 avec l’ENA, est important. Si l’état d’esprit est d’entrer dans une logique de coopération (et non de captation), le CNFPT sera toujours ouvert à cette idée. Le partenariat est globalement positif.
S. C. : Les philosophies des écoles étant différentes, concernant ce module commun, lorsque les étudiants de l’Inet travaillent en groupe, ils veulent produire un résultat concret. L’élève de l’ENA est noté sur sa capacité à produire des comptes rendus précis, circonstanciés. On passe là à côté de quelque chose dans la formation. Il faut aller beaucoup plus loin. Les formations n’ont rien de commun, c’est le métier qui fait la culture commune.
M.-F. F. : Ce module ne va pas jusqu’au bout de ce qu’il pourrait produire, du fait de la différence de comportement entre élèves.
V. M. : Tant que la finalité des écoles sera double (pour l’une, le travail en groupe, pour l’autre, la note), on restera dans une situation de blocage, notamment en termes d’enjeux de service public. D’un côté, on joue collectif dès le début, de l’autre, on joue sur des positions individuelles.
Quelle forme doivent prendre des relations plus poussées ?
S. C. : J’attends d’une fusion que l’Inet apporte cette richesse du travail collectif, de la créativité, du fait que les idées « partent du bas ».
M.-F. F. : On perdrait cela avec une fusion.
S. C. : Ce n’est pas une fusion-acquisition, c’est un mariage !
V. M. : L’absorption d’une école par une autre n’est pas le sujet. On a d’un côté les administrateurs territoriaux, de l’autre les administrateurs civils, qui viennent souvent des mêmes écoles préparatoires, qui ont passé les mêmes concours… Un socle commun existe puis, après deux ans d’école, une césure artificielle naît ; cela n’a pas de sens.
E. A. : C’est l’interactivité qui est importante. Chacun peut apporter une valeur ajoutée.
E. P. : La fusion n’apporterait pas grand-chose à une culture commune. La vraie crise réside dans la difficulté à travailler ensemble avec des cultures professionnelles qui ne développent pas la coopération.
V. P. : La FPT n’est pas une sous-fonction publique. Il faut veiller à un partenariat équilibré avec l’ENA , d’égal à égal. Il ne s’agit pas d’avoir des modules côte à côte, mais de partager une formation, avec des objectifs qui se rejoignent. Nous sommes en train de réécrire un projet de l’Inet pour début 2014, avec la grande ambition d’en faire l’autre grande école de la fonction publique.
E. A. : La fusion, ce n’est pas l’enrichissement, parce que cela peut consister à trouver le plus petit dénominateur commun. Je suis favorable à l’approche partenariale. La FPT doit avoir sa propre démarche, la FPE la sienne. Mais celles-ci doivent pouvoir se rencontrer. Ce n’est pas le cas aujourd’hui.
4) … Mais le dialogue reste à renforcer
Comment tisser des liens plus forts que ceux existant actuellement ?
V. P. : Les champs de coopération existent, tant au titre de la formation initiale que de la formation continue. On peut aller plus loin.
E. P. : Les choses sont perfectibles. Il est difficile d’obtenir un consensus. Beaucoup de coopérations sont à développer avec l’ensemble des écoles de service public, et notamment l’Inet , autour de plusieurs axes : la mobilité, l’apprentissage, le management. Je dis mille fois oui à la coopération. Oui aussi aux objectifs de formation qui se rejoignent sur les compétences (validées à l’entrée et par un rang de classement dans la FPE), sur le management, sur les questions de stratégies à court et long termes, ainsi que sur la réintroduction des questions sociales. Nous allons nous aussi réécrire notre projet en 2014 (concours, scolarité). C’est l’occasion de réinterroger nos complémentarités, nos coopérations. Il y a certainement d’autres choses à bâtir.
M.-F. F. : Je suis d’accord qu’il nous faut, sur le terrain, des fonctionnaires territoriaux et des fonctionnaires d’Etat sachant mieux se parler. Mais cela ne concerne qu’une petite partie des anciens élèves de l’ENA . En outre, les administrateurs territoriaux en région ne sont pas uniquement issus de l’ENA , ils le sont aussi des autres écoles de service public. Pourquoi se focaliser sur l’ENA-Inet et ne pas travailler sur la question de la formation et l’approche territoriale inter – corps de métier, inter-filières ? C’est essentiel. Quand je travaille avec un ingénieur, un conservateur, nous avons une même approche « projet de territoire », même si chacun apporte sa culture professionnelle.
S. C. : Les élus veulent des personnes capables de mettre en œuvre leurs idées, de leur dire comment on peut faire, comment s’appuyer sur la loi, sur les dispositifs d’Etat. Pourquoi pas… alors, coopérons ! Et un jour, un ministre fusionnera les deux écoles…
Comment créer ces interactions entre fonctions publiques ?
V. M. : Il faut se donner du temps pour pouvoir réorganiser les formations des fonctionnaires de la FPT et la FPE.
E. A. : Pour que l’interactivité entre l’Etat et les collectivités fonctionne bien, il faut des organisations fortes des deux côtés. Je n’oppose pas les deux fonctions publiques. Mais chacune a sa logique. Les deux peuvent s’enrichir mutuellement. Ce n’est pas au niveau de l’école que cela se joue, mais plutôt au niveau de la fluidité entre les fonctions publiques. Quand on prend des personnes d’horizons différents, cela booste tout le monde. Il faut avoir la capacité de capter les bonnes idées. Aujourd’hui, on le constate de moins en moins souvent.
E. P. : Peut-être peut-on partir des compétences que l’on veut produire et établir une coopération avec un type d’écoles selon la thématique, les objectifs et certains enjeux (comme l’égalité femmes-hommes). Entre nos deux établissements, je vois un intérêt à coopérer sur les écoles préparatoires intégrées, afin de mener une réflexion et une stratégie communes.
V. P. : Il faut arrêter de rêver sur les fusions et aller plutôt vers des coopérations pertinentes. On souhaite un partenariat plus fort avec l’ENA , mais cela nécessitera d’être en harmonie sur les objectifs de formation. La question de la formation inter – fonctions publiques au niveau des cadres A+ doit être développée. Encore faut-il offrir des parcours permettant d’aller d’une fonction publique à une autre. Et, ainsi, bénéficier d’expériences croisées. On doit respecter les logiques de la territoriale, sauf à remettre en cause les cadres d’emplois, mais c’est un autre débat.
Un Inet plus autonome pour s’affirmer davantage
En 2012, l’Association des administrateurs territoriaux de France (AATF) appelait, dans son manifeste sur la décentralisation, à renforcer l’autonomie de l’Inet. Elle proposait de faire évoluer le statut de l’école tout en préservant la spécificité de sa formation (celle-ci, axée sur le travail en équipe, les compétences, la création, l’innovation et l’approche concrète, proscrit toute idée de classement de sortie). L’association préconisait aussi une réforme du module de formation « territoires », commun à l’ENA et l’Inet , en y intégrant des stages communs et un projet collectif territorial. Renforcer pour mieux exister. La revendication visait à obtenir davantage de moyens pérennes au sein du CNFPT afin d’assurer la place de l’école non seulement dans le monde territorial, mais aussi dans le monde des grandes écoles. Pour la présidente de l’AATF, Marie-Francine François, l’Inet doit « être un lieu de recherche et de capitalisation autour du management public, de l’administration territoriale ».
Un module commun pour mieux se connaître
Le module « territoires », créé en 2006, réunit chaque année pendant 25 jours les élèves de l’ENA et de l’Inet . Cette formation commune a pour objectifs, selon la convention initiale, une meilleure connaissance réciproque et une approche partagée des valeurs du service public, ainsi que le développement des aptitudes à la conduite de projets communs dans le domaine de l’élaboration, de la mise en œuvre et de l’évaluation de l’action publique territorialisée. Elle vise aussi à doter les élèves de l’ENA et de l’Inet d’un socle commun de connaissances professionnelles. En amont, la plupart d’entre eux ont déjà bénéficié de la même formation préparatoire. « 30 % des élèves de l’ENA sont issus de Sciences-po, 50 % d’une prépa ou d’un master après avoir suivi des études ailleurs : IEP de province, HEC, université, Normal sup’, Polytechnique », rappelle Eric Pélisson, directeur de la formation à l’ENA. Au cours du module « territoires », les élèves effectuent des exercices collectifs de simulation au cours desquels ils traitent de problématiques liées à la mise en œuvre des politiques publiques à l’échelon territorial (prévention des risques technologiques, de la délinquance, hébergement d’urgence, aménagement numérique, etc.). Mais les objectifs différents qu’ils poursuivent ont pour effet de créer des logiques contradictoires entre eux.