Quel regard portez-vous sur le rapport Lambert /Boulard sur l’inflation normative ?
C’est un document volumineux, très riche qui relève d’un vrai travail de fond. La question est de savoir ce que l’on fait, une fois ce constat posé de l’inflation normative et de la prolifération de ces normes absurdes ou inutiles, sachant que l’option « zéro normes » n’existe pas.
Le rapport pose donc un bon constat, propose des pistes de réflexions, mais ne contient pas de solutions concrètes. Certaines préconisations m’étonnent.
Lesquelles ?
Par exemple, redonner un pouvoir d’interprétation des normes au préfet : avec les normes, l’Etat a établi une contrainte sur les collectivités territoriales, pour encadrer la décentralisation, avec pour résultat une véritable asphyxie. Créer une commission d’interprétation des normes avec à sa tête le préfet, cela n’arrangerait rien ! J’en veux pour preuve cette proposition du rapport : « faire des préfets l’autorité territoriale ». Qu’est-ce que cela signifie ?
En donnant une place centrale au Préfet, on n’aboutira pas à un traitement national des 400 000 normes. Au travers des sollicitations d’élus locaux, on aura des disparités locales. Or, ce n’est pas l’objectif d’une norme qui porte en elle la notion de « partage » et d’uniformité.
Selon Alain Lambert, le préfet est une autorité « équidistante », « neutre », entre les ministères et les élus…
Selon moi, donner un pouvoir d’interprétation des normes au préfet est un danger. Limiter les normes est une bonne chose, mais prévoir une proportionnalité ou une « adaptabilité » dans leur application selon les collectivités est absurde et inéquitable.
Une commune, même avec un petit patrimoine doit pouvoir appliquer une norme de la même manière qu’une grosse collectivité. Quitte à ce qu’il faille lui apporter une aide. Mais décréter qu’une norme n’est pas applicable dans une collectivité à raison de sa taille, c’est dangereux ! Où fixer la limite dans l’adaptabilité d’une norme ?
Concrètement, peut-on imaginer qu’une commune ne respecte que partiellement une norme relative à un équipement sportif en raison de ses moyens ? Quelles sont les responsabilités en cas d’accident ? La proportionnalité ou l’adaptabilité de la norme, ce n’est pas une solution recevable !
Cela dit, il faut tenir compte des réalités géographiques et le rapport Lambert / Boulard pointe bien l’absurdité d’une norme sismique là où le sol ne bouge jamais ! Mais ce n’est pas vraiment de l’adaptabilité. Une norme doit poser des objectifs communs. Mais la façon de les atteindre doit effectivement tenir compte des situations géographiques ou climatiques.
Avez-vous été sollicités par Alain Lambert et Jean-Claude Boulard ?
Non, alors que nous aurions pu l’être. Tout comme le syndicat des Directeurs généraux. Mais encore une fois, c’est plus sur les moyens pour sortir de l’inflation normative, que sur son constat, que nous pourrons être utiles.
L’ingénierie publique est peut être défaillante dans les petites collectivités rurales, mais ce constat n’est pas généralisable. Il faut donc la renforcer : sans une ingénierie territoriale forte, la maitrise d’ouvrage devient très compliquée. Le retour en force des régies montre que l’expertise est là. Il existe de nombreuses structures d’ingénierie qui pourraient être associées.
Quelles solutions préconisez-vous ?
Rendons les normes simples et compréhensibles ! Si elles sont simples, elles sont faciles à appliquer.
Ces dernières années, nous nous sommes perdus dans toutes ces normes qui nous obligent à une vigilance extrême et qu’il faut suivre impérativement. Faut-il être à l’affût de chaque décret, derrière chaque texte ?
La France n’est plus capable de rédiger des textes bien pesés et bien calibrés. J’en veux encore pour exemple les textes DT-DICT, relatifs à la sécurité en matière de travaux. C’est parfait sur le principe, mais c’est administrativement totalement intenable, et constamment à mettre à jour ! Par exemple, un décret ne doit plus être publié sans sa notice technique !
Je préconise une autre approche, qui consiste à « engager » : la norme doit fixer des objectifs, et rappeler qu’à un type de situation, il faut un traitement pour parvenir à un résultat défini minimum. Il faut laisser travailler le bon sens et ne pas déresponsabiliser.
Un moratoire sur les normes est-il une bonne solution ?
Entre supprimer, élaguer, simplifier, l’exercice est délicat. Que faire des 400 000 normes en vigueur ? Qui doit faire la part, et selon quels critères, entre les normes « absurdes » et les normes utiles ?
Je ne suis pas convaincu qu’un moratoire sur les normes soit une bonne chose, ni même réalisable. Plus pratiquement, c’est à l’occasion d’une nouvelle norme qu’il faut se poser la question de la suppression ou de l’allègement des anciennes.
Vous estimez ne pas être assez consultés ?
La question est de savoir qui fait quoi. Par exemple, nous n’avons pas les moyens d’assurer notre présence au sein de l’AFNOR. Or l’intérêt de la présence de l’AITF au sein de l’AFNOR, c’est de savoir concrètement mesurer les effets et l’applicabilité d’une norme sur le terrain, dans l’intérêt des collectivités. Mais en dehors de l’AITF et du syndicat des DG, qui est capable d’assurer cette mission de vérification ? Pourquoi ne pas leur en donner les moyens ?
Les travaux des élus, et notamment le rapport Lambert / Boulard sur les normes et le rapport de Claire-Lise Campion sur l’accessibilité, sont très approfondis. Mais il s’agit, en matière de normes, de savoir se projeter sur le terrain, pour une simplification d’avenir. Entre le retour des ingénieurs de l’Etat et les missions interprétatives que l’on propose de confier au préfet, il y a une tentative de mainmise de l’Etat dans la gestion des collectivités territoriales !
Quelle serait la bonne méthode pour élaborer une norme ?
Il faut pouvoir mesurer concrètement les implications techniques et financières des normes. Il faut pouvoir définir des précautions d’investigations préalables et les moyens nécessaires. L’exemple du décret DT-DICT est révélateur.
L’AITF était très engagée sur le projet. Mais les expérimentations n’étaient pas terminées que le texte a été publié. Nous avons ainsi vite constaté que les coûts du respect de cette réglementation n’ont pas été envisagés, ce qui est très regrettable dans la période actuelle.
Tout cela résulte du fait que les rédacteurs des normes ne sont pas ceux qui les appliquent. Il faut au moins que les premiers intéressés soient consultés ! Le problème, c’est qu’une présence active, par exemple au sein de l’Afnor, demande du temps et des moyens qui ne sont pas à la portée, même d’une association comme l’AITF.
Comment travaillez-vous avec l’Afnor ?
Nous avons signé une convention de partenariat avec l’Afnor il y a quelques années. Elle nous permet d’accéder à un certain nombre de groupes de travail. Parfois, c’est nous qui sollicitons l’Afnor. Une dizaine de membres de l’AITF sont présents dans les groupes de travail.
Notre objectif est d‘avoir une représentant qui assure la coordination et de s’assurer de la bonne information entre l’Afnor et l’AITF. Mais tout reste fondé sur le volontariat et le bénévolat, alors qu’une telle présence de l’AITF, fondamentale, est chronophage et coûteuse.
Cette faible présence a-t-elle des conséquences ?
Avant toute chose, il faut reconnaître que le travail de l’Afnor est très sérieux. Mais il est vrai que l’absence de représentant des collectivités territoriales au sein des groupes de travail peut être problématique. Nous devons signaler les dérives de normes qui seraient « démesurées ».
Le risque est encore plus grand au sein des ministères, où l’on peut être très éloigné de l’opérationnel. Naïvement, il faudrait pouvoir faire comprendre que l’intérêt général et l’intérêt des collectivités, en matière de normes, se confondent.
Il faut faire comprendre l’intérêt de prendre en compte la situation des collectivités territoriales, et les enjeux financiers et techniques que représente pour elles l’édiction des normes, sans les asphyxier ou tenter de montrer que l’Etat est indispensable. C’est un problème de culture.
Peut-on envisager un mode de financement ?
Nous souhaiterions avoir une aide financière pour prendre en compte nos frais de déplacement. L’intérêt et la pertinence de notre présence au sein de ses groupes de travail sont reconnus. Notre implication est guidée par la défense de l’intérêt général et pour rendre les normes les plus applicables possibles pour les collectivités territoriales.
Le traitement administratif et financier des normes est-il suffisamment pris en compte ?
Non. La mise en accessibilité des bâtiments est à cet égard révélatrice. Le rapport de Claire-Lise Campion sur l’application de la loi Handicap le montre bien. Le travail avec les associations prend du temps. Les auteurs de la norme ne prennent pas en compte ces éléments. Bien souvent, nous nous retrouvons devant le fait accompli. C’est aussi une des difficultés : hormis les textes législatifs, que nous pouvons suivre en amont, nous n’avons ni le temps, ni les moyens de réagir. Contrairement aux lobbies.
Peut-on parler de lobbying en matière de normes ?
Cela existe. Mais attention, le travail de l’Afnor est très sérieux et très encadré. L’Afnor sait y résister. Mais dans d’autres instances, auprès des services ou auprès des élus qui travaillent sur un projet de texte, il peut y avoir des dérives du fait de la pression des intérêts particuliers, même locaux. Dans le bâtiment, beaucoup de normes reprennent des solutions techniques, parfois sous de grandes appellations.
L’affaire est d’autant plus compliquée que, sous des appellations grandiloquentes type « HQE » ou autres, on ne fait que reprendre des solutions éprouvées depuis très longtemps. L’orientation des bâtiments, la taille des fenêtres, les matériaux… on redécouvre des techniques qui relèvent bien souvent du «bon sens » et de l’ « art de construire ». Il faut revenir au basique : une définition précise des besoins de l’usager, intégrant des critères de sécurité, environnementaux ou sociaux…
Références
Cet article fait partie du Dossier
Inflation des normes : peut-on dégonfler le mammouth ?
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