L’affaire Cahuzac qui a déclenché les propositions radicales et contestées du chef de l’Etat le 10 avril, pour choquante qu’elle soit, n’est qu’une péripétie de plus dans les scandales politiques. De nombreuses lois ont vu le jour pour encadrer et moraliser la vie politique, à commencer par la loi du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique. Aucune n’a suffi pour moraliser durablement la vie politique, et plus largement la vie publique.
Le projet de loi annoncé pour le 24 avril par François Hollande sera-t-il LE texte de rupture ? Le gouvernement possède en tout cas aujourd’hui deux bases de travail solides pour élaborer son texte :
- le rapport de la Commission pour la rénovation et la déontologie de la vie publique conduite par Jean-Marc Sauvé, rendu le 26 janvier 2011 à Nicolas Sarkozy,
- et le rapport de la Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique présidée par Lionel Jospin.
Ces deux rapports contiennent toutes les analyses et toutes les propositions (1) pour construire un texte qui donne :
- des limites claires au personnel politique et aux agents publics pour éviter les conflits d’intérêts,
- des outils de contrôle,
- une meilleure transparence de la vie publique pour les citoyens.
Encore faudra-t-il aller au bout. Les travaux de la commission Sauvé avaient donné lieu à un projet de loi présenté en Conseil des ministres puis déposé à l’Assemblée nationale, mais qui n’était jamais venu en discussion.
Définitions de la notion de conflits d’intérêts
La première mission de ce projet de loi, dont le Canard enchaîné du 17 avril donne quelques mesures, consistera sans aucun doute à définir la notion de conflits d’intérêts, qui n’est présente dans aucun texte de loi en France. Elle existe dans plusieurs règlements d’institutions, ou autorités de contrôle, mais jamais dans les mêmes termes.
La commission Jospin propose de définir le conflit d’intérêt comme :
une situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés de nature à compromettre l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction.
La commission Sauvé se fait plus précise :
Un conflit d’intérêts est une situation d’interférence entre une mission de service public et l’intérêt privé d’une personne qui concourt à l’exercice de cette mission, lorsque cet intérêt, par sa nature et son intensité, peut raisonnablement être regardé comme étant de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif de ses fonctions.
Au sens et pour l’application du précédent alinéa, l’intérêt privé d’une personne concourant à l’exercice d’une mission de service public s’entend d’un avantage pour elle-même, sa famille, ses proches ou des personnes ou organisations avec lesquelles elle entretient ou a entretenu des relations d’affaires ou professionnelles significatives, ou avec lesquelles elle est directement liée par des participations ou des obligations financières ou civiles.
Elle recommande par ailleurs d’en rester à un délai de 3 ans pendant lequel un fonctionnaire ne peut rejoindre une entreprise ou un secteur visés par son activité de contrôle préalable. Avant la loi de modernisation de la fonction publique du 2 février 2007, ce délai était de 5 ans.
En envisageant l’entourage des personnes visées par la prévention des conflits d’intérêts, la commission Sauvé va-t-elle trop loin ?
Elargissement des personnes concernées par la prévention des conflits d’intérêts
S’il s’inspire des propositions des deux commissions Sauvé et Jospin, le projet de loi devrait être un texte global de prévention des conflits d’intérêts, et viser élus, fonctionnaires et collaborateurs du service public.
Dans ses annonces du 10 avril, le gouvernement annonce l’obligation de transmettre une déclaration de patrimoine et une déclaration d’intérêts pour les personnes suivantes :
- les membres du gouvernement,
- les parlementaires nationaux et européens,
- les membres du Conseil constitutionnel (2).
- les principaux responsables exécutifs locaux,
- les membres des autorités administratives indépendantes,
- les collaborateurs des cabinets ministériels et du président de la République,
- et les titulaires d’emplois à la décision du gouvernement nommés en Conseil des ministres et responsables des principales entreprises publiques.
La Commission Jospin, elle, s’était faite plus précise concernant le personnel territorial, mais sans évoquer la déclaration de patrimoine, prévue cependant à l’article 2 de la loi de 1988 pour les principaux élus. Elle proposait de soumettre à déclaration d’intérêts les titulaires des emplois les plus importants de la fonction publique territoriale soit :
- les directeurs généraux des services et directeurs (généraux) des services techniques des communes et des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) de plus de 30 000 habitants,
- les directeurs généraux des services et leurs adjoints des conseils généraux et des conseils régionaux ;
- les responsables (présidents exécutifs et directeurs généraux, ainsi que présidents des directoires et des conseils de surveillance) des entreprises publiques,
- des sociétés d’économie mixte,
- des sociétés publiques locales,
- des groupements d’intérêt public et des établissements publics, autres que les établissements publics de santé, dont le chiffre d’affaires ou le budget est supérieur à un seuil qui pourrait être de l’ordre de 40 millions d’euros.
Faut-il étendre la déclaration de patrimoine aux élus et fonctionnaires territoriaux visés par la commission Jospin ? Faut-il élargir ou restreindre cette liste de personnes ?
Interdiction de certaines professions pour les parlementaires
L’annonce de l’interdiction de certaines professions avec le mandat de parlementaire a suscité une levée de boucliers. Le projet de loi devrait « interdire le cumul du mandat de parlementaire avec l’exercice de toute activité professionnelle, sauf exceptions mentionnées dans la loi. De manière symétrique, et dans un souci d’équité, les fonctionnaires élus au Parlement seront désormais placés en position de disponibilité, et non plus de détachement, pendant la durée de leur mandat. »
Le gouvernement suit en cela les préconisations de la commission Jospin, qui prévoyait d’inverser le régime actuel de « compatibilité a priori », pour privilégier une incompatibilité a priori sauf exception prévue par la loi.
Ni la commission Sauvé, ni la commission Jospin n’envisagent d’étendre ces incompatibilités professionnelles aux élus locaux, les fonctionnaires étant déjà régis par la loi de 1983.
Cependant, la commission Sauvé s’est interrogée sur ce qu’elle nomme les « angles morts » de la législation électorale : « A titre d’exemple, on doit s’interroger sur la possibilité pour les directeurs généraux des services des établissements publics de coopération intercommunale (et leurs adjoints) d’être en même temps conseillers municipaux dans des communes membres de l’établissement. Une modification de l’article L. 231 du Code électoral pour instaurer une inéligibilité supplémentaire paraît s’imposer. »
Faut-il élargir les incompatibilités de profession aux élus locaux ? Faut-il suivre la commission Sauvé concernant les DGS des EPCI ?
Déontologie et départs vers le secteur privé pour les fonctionnaires
Lors de la communication du gouvernement le 13 mars « pour définir une stratégie globale de prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique », Jean-Marc Ayrault avait annoncé que « s’agissant des fonctionnaires, les règles déontologiques qui leur sont applicables seront renforcées dans le cadre d’un projet de loi qui rénovera les droits et les obligations qui fondent le statut des fonctionnaires. Le contrôle des départs vers le secteur privé sera amélioré et des déclarations d’intérêts seront rendues obligatoires pour les principaux cadres dirigeants de l’Etat, des collectivités locales et des hôpitaux. Ces nouvelles règles déontologiques seront transposées aux magistrats de l’ordre judiciaire. »
Pour la commission Sauvé, il s’agirait de mettre en place un mécanisme d’autorisation préalable, pour ces départs vers le privé, « fondé sur un examen in concreto des activités exercées par les acteurs publics concernés, et non plus sur un raisonnement abstrait et organique ».
Faut-il mettre en place un mécanisme d’autorisation préalable avant tout départ vers le privé ?
Transparence financière, patrimoine et revenus
Le coup de force de François Hollande, c’est la publication, pour la première fois le 15 avril du patrimoine des membres du gouvernement. La loi du 11 mars 1988 prévoit déjà une déclaration de patrimoine pour les membres du gouvernement, les parlementaires et d’une partie des présidents d’exécutifs locaux. Mais jamais la publication n’avait été la norme. Le bras de fer est désormais engagé avec les parlementaires pour qu’ils suivent la même règle.
Il est vrai que le sujet de la publication a, jusqu’à présent, toujours été repoussé, y compris par les deux commissions Sauvé et Jospin.
La commission Jospin préconise seulement, suivant l’exemple du Sénat depuis le premier semestre 2012, de publier les déclarations d’activités et d’intérêt des parlementaires. Mais elle exclut de publier les déclarations de patrimoine.
La décision du président de la République vise pourtant à répondre « à la racine de la défiance de l’opinion, qui demande des garanties sur l’intégrité de ceux qui exercent des responsabilités politiques », comme le disait Jean-Marc Ayrault le 10 avril.
En ce sens, on peut s’interroger sur l’absence de mesure, à ce stade, destinée à augmenter la transparence des indemnités perçues par les élus locaux, en particulier ceux qui cumulent les mandats. Idem concernant l’écrêtement, cette partie plafonnée de l’indemnité que l’élu peut distribuer à sa convenance, sans contrôle de quiconque.
Dans le même ordre d’idée, l’utilisation de la réserve parlementaire ne connaît, elle non plus, quasiment aucun contrôle, et en tout cas, aucune publicité.
Enfin, Martin Hirsch soulignait dans une récente tribune qu’il est quasiment impossible de connaître la rémunération totale des hauts fonctionnaires.
Faut-il rendre transparents les indemnités et revenus des élus locaux ? Faut-il rendre transparents les revenus de la haute fonction publique (Etat, territoriale, hospitalière) ? Faut-il publier ces informations ?
Développer une culture de la prévention des conflits d’intérêts et de la déontologie
Les commissions Sauvé et Jospin insistent toutes les deux sur la nécessité de répandre très largement une culture de la prévention des conflits d’intérêts, et de déontologie, dans les administrations, les collectivités locales, les entreprises publiques, les autorités de contrôle… Or, cette culture fait défaut aujourd’hui.
Le rapport Sauvé relève ainsi que le nombre de codes et de chartes de déontologie dans l’administration française, et dans les collectivités locales reste limité et circonscrit, pour l’essentiel, à certains secteurs d’activité. Et estime que leur élaboration est indispensable.
Dans le même registre, la commission Sauvé propose de rendre obligatoire la formation des agents publics aux questions de déontologie et de prévention des conflits d’intérêts, en formation initiale comme en formation continue.
Faut-il généraliser l’adoption de codes et chartes de déontologie dans les collectivités locales ? Faut-il rendre obligatoire la formation à ces sujets ?
Mettre en place des mécanismes d’alerte éthique
En France, seul l’article 40 alinéa 2 du Code de procédure pénale prévoit un mécanisme d’alerte obligeant « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit » à informer le procureur de la République. Et encore, le dispositif est très peu utilisé.
La commission Sauvé propose donc de les généraliser, en les encadrant, à l’ensemble des agents de la fonction publique. Ceux-ci ne pourraient être exposés à des sanctions dès lors que l’alerte ne serait pas abusive.
Faut-il créer des mécanismes d’alerte internes aux collectivités ? Avec quelle protection pour les agents ?
Création d’une Autorité de déontologie de la vie publique
Les commissions Sauvé et Jospin consacrent de longs développements au contrôle de la transparence de la vie publique. Toutes deux proposent la création d’une Haute autorité, annoncée également par François Hollande.
Cette dernière devrait absorber la Commission pour la transparence financière de la vie politique, ainsi que la commission de déontologie de la vie publique. Ses pouvoirs seraient élargis, notamment en matière de saisine, d’investigation, et de délais de contrôle.
Elle « piloterait » par ailleurs, selon la commission Sauvé, les déontologues installés dans les administrations, qui deviendraient des « tiers référents de proximité ».
« Il serait par ailleurs souhaitable, ajoute la commission Sauvé, que les collectivités territoriales et les EPCI les plus importants, comme leurs établissements publics et les sociétés d’économie mixte (ou les sociétés publiques locales) d’une taille significative, se dotent d’un déontologue ou aient la possibilité d’en consulter un, le cas échéant en prenant appui sur le Centre national de la fonction publique territoriale ou les centres de gestion de cette fonction publique. Ces déontologues ne feraient pas, en revanche, l’objet d’une procédure d’agrément ».
Faut-il fusionner la commission de déontologie au sein d’une nouvelle Haute Autorité ? Les collectivités doivent-elles se doter de déontologues ?
Participez au débat
Le débat et les polémiques du moment se focalisent sur les mesures annoncées concernant les membres du gouvernement et les parlementaires. Mais chercher à atteindre une société transparente et dépourvue de conflits d’intérêts sans envisager les collectivités territoriales, les fonctionnaires territoriaux, et les élus locaux, paraît un leurre, tant ils comptent dans la vie publique.
C’est pourquoi nous souhaitons recueillir vos commentaires, à déposer au bas de cet article, afin de mesurer votre perception de ce débat de société : quels sont les manques actuels ? Quels sont les besoins ? Quels sont les moyens à mettre en place ? Nous avons également posé un certain nombre de questions sur chacun des thèmes que recouvre le sujet. Elles peuvent guider votre réflexion, sans être limitatives.
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Notes
Note 01 La commission Jospin se référant d’ailleurs souvent aux propositions de la commission Sauvé Retour au texte
Note 02 Selon le Canard enchaîné du 17 avril, les membres du Conseil constitutionnel ne feraient plus partie du périmètre de la loi Retour au texte